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Actifs gelés, plaintes brûlantes : comment les oligarques russes et d’autres investisseurs utilisent l’arbitrage d’investissement pour contester les sanctions

Par Mathilde Dupré & Stéphanie Kpenou

9 décembre 2025

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Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’UE, l’Ukraine elle-même et près de 20 autres pays ont adopté un large éventail de sanctions économiques contre l’État russe. Ces sanctions visent également des entreprises et des individus étroitement liés au régime et à l’effort de guerre.
Ces sanctions sont désormais contestées par des oligarques et des entreprises russes devant des tribunaux privés, via un mécanisme inclus dans les traités d’investissement, connu sous le nom de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE ou ISDS en anglais). Bien que les affaires en soient encore à un stade précoce, elles ont déjà un impact considérable sur la politique de sanctions de l’UE et la politique de sécurité nationale de l’Ukraine.

Un exemple est l’actuel bras de fer autour de l’utilisation des avoirs russes immobilisés. La Commission européenne et la plupart des États membres souhaitent utiliser 90 milliards d’euros d’avoirs russes détenus chez Euroclear pour soutenir financièrement l’Ukraine. Mais le gouvernement belge, pays dans lequel se situe Euroclear, bloque l’utilisation de ces fonds en raison du risque d’être poursuivi.

Notre analyse (voir le rapport et les annexes) révèle que 24 affaires d’arbitrage (RDIE) publiquement connues ont été engagées pour contester directement les sanctions contre la Russie, sur un total de 28 affaires et menaces liées aux sanctions. Les affaires contestant les sanctions concernent :

  • L’oligarque russe sanctionné Mikhail Fridman, qui poursuit le Luxembourg pour 16 milliards de dollars en raison du gel de ses avoirs ;
  • Plusieurs investisseurs russes qui ont engagé des recours contre la Belgique concernant le gel des avoirs russes détenus chez Euroclear ;
  • Des investisseurs qui poursuivent l’Ukraine dans deux affaires distinctes concernant l’exclusion d’une banque liée à la Russie du secteur bancaire ukrainien, pour un montant cumulé de 1,4 milliard de dollars.

Notre note montre aussi que :

  • Dans l’ensemble, les cas de RDIE connus, ainsi que les menaces de recours, déposés par des personnes et entités sanctionnées atteignent déjà 62 milliards de dollars. Ce montant se rapproche des 70 milliards de dollars d’aide militaire que l’UE a fourni à l’Ukraine depuis 2022. Il est très probable que le montant réel soit nettement plus élevé, car dans plus de la moitié des affaires, aucune information n’est disponible sur les montants réclamés.
  • Plus de la moitié des cas de RDIE en cours liés aux sanctions visent l’Ukraine. Les autres ciblent d’autres pays européens (Belgique, France, Lituanie, Luxembourg et Royaume-Uni) ainsi que le Canada.
  • Sept affaires de RDIE visant les politiques ukrainiennes de sanctions et de sécurité reposent sur des traités d’investissement conclus avec des États membres de l’UE, et deux autres reposent sur le traité d’investissement entre l’Ukraine et le Royaume-Uni. Cela montre que les traités d’investissement que les États européens maintiennent avec l’Ukraine ont permis à des individus et entités sanctionnés de contester directement la politique de sécurité nationale de l’Ukraine.
  • L’oligarque russe Mikhail Fridman a déposé cinq recours contre des mesures liées aux sanctions et a menacé d’un sixième recours. Trois de ces cinq affaires visent l’Ukraine : deux s’appuient sur le traité d’investissement que l’Ukraine a conclu avec la Belgique et le Luxembourg, et la troisième sur celui conclu avec les Pays-Bas.

Sur les 24 affaires contestant les sanctions, 13 ont été engagées rien qu’en 2025, ce qui montre que les investisseurs utilisent de plus en plus le RDIE pour contester la politique de sanctions de l’Ukraine et de ses alliés.

L’incompatibilité entre les traités d’investissement des pays de l’UE et la politique de sanctions de l’UE avait déjà été soulignée par la Cour de justice de l’Union européenne en 2009. Dans trois arrêts concernant l’Autriche, la Suède et la Finlande, la Cour a estimé que les clauses relatives aux transferts de capitaux contenues dans les traités d’investissement de ces trois pays entraient en conflit avec la compétence du Conseil d’imposer unilatéralement des sanctions à des pays tiers. Toutefois, depuis lors, ces pays - ainsi que d’autres États membres de l’UE dont les traités comportent des clauses similaires - n’ont pas remédié à la situation. Ils n’ont ni renégocié leurs traités pour y inclure des garanties, ni procédé à leur annulation.

Compte tenu de l’utilisation croissante des traités d’investissement comme arme pour affaiblir la politique de sanctions européenne et ukrainienne, il est essentiel que l’UE et l’Ukraine adoptent des mesures efficaces pour neutraliser les risques liés au RDIE.

Recommandations

Afin de réduire les risques pour la sécurité nationale et la politique de sanctions de l’UE et de l’Ukraine, et d’éviter la sortie de fonds vers des entités et investisseurs sanctionnés, les décideurs européens devraient immédiatement :

  • Travailler avec le gouvernement ukrainien à la conclusion d’un traité d’extinction pour l’ensemble des traités d’investissement entre les pays européens et l’Ukraine, y compris la suppression des clauses de survie.
  • Dénoncer les 41 traités d’investissement actuellement en vigueur avec la Russie et la Biélorussie, qui représentent le danger le plus immédiat pour le régime de sanctions européen.
  • Étendre à l’Ukraine les dispositions anti-RDIE prévues dans le 18ᵉ paquet de sanctions de l’UE. Ces dispositions visent à limiter la capacité des investisseurs sanctionnés à engager des procédures de RDIE et à faire exécuter des sentences de RDIE. Elles s’appliquent actuellement aux pays de l’UE et à la Suisse. Leur extension à l’Ukraine devrait réduire le risque d’utilisation des traités d’investissement européens pour contester la politique de sanctions et de sécurité nationale de l’Ukraine.
  • Veiller à ce que les institutions d’arbitrage hébergées ou ayant leur siège dans les États membres de l’UE respectent pleinement le droit de l’UE et les paquets de sanctions européens.
  • Exploiter l’influence diplomatique de l’UE pour convaincre des pays tiers, tels que Singapour, d’adopter des réglementations similaires déniant tout effet juridique aux sentences rendues en faveur d’investisseurs sanctionnés (comme l’a récemment fait la Suisse).
  • Intervenir dans les affaires en cours contre l’Ukraine et les États membres en soumettant des contributions en tant qu’amicus curiae.
  • Assurer une transparence totale sur les affaires en cours contestant les sanctions et sur les montants en jeu, afin de permettre aux décideurs et à la société civile d’évaluer pleinement la menace que représentent ces affaires.

Les décideurs ukrainiens devraient envisager les mesures suivantes :

  • Travailler avec leurs homologues européens à la conclusion d’un traité d’extinction pour les traités d’investissement entre les pays européens et l’Ukraine. Cela devrait être fait sur la base du modèle utilisé par les États membres de l’UE pour mettre fin aux traités d’investissement intra-UE. L’extinction serait également nécessaire si l’Ukraine adhère à l’UE, puisque les pays de l’UE ne sont pas autorisés à maintenir des traités d’investissement entre eux.
  • Faire sortir l’Ukraine du Traité sur la Charte de l’énergie et l’inclure dans la déclaration interprétative et l’accord inter-se de l’UE, en incluant la neutralisation de la clause de survie.
  • Assurer une transparence totale sur les affaires en cours contre l’Ukraine et sur les montants en jeu, afin de permettre aux décideurs et à la société civile d’évaluer pleinement la menace que représentent ces affaires.

Les points ci-dessus mettent en lumière les risques posés par le système controversé du RDIE, révélant qu’il compromet la souveraineté en matière d’élaboration des politiques, y compris sur des questions de sécurité nationale. Pour protéger leur marge de manœuvre, les décideurs devraient donc :

  • Évaluer comment d’autres priorités politiques liées à la sécurité nationale, à la fiscalité, à la protection du climat et de l’environnement, ainsi qu’à d’autres domaines d’intérêt public, sont menacées par les dispositions relatives au RDIE incluses dans les traités bilatéraux d’investissement.
  • Supprimer le RDIE de tous les traités existants et cesser de signer de nouveaux traités comportant une quelconque forme de RDIE.

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