« Ma boussole, c’est le modèle suédois », expliquait récemment Philippe Aghion [1], un des proches conseillers économiques de Matignon, au sujet de la réforme de l’Etat annoncée par le gouvernement. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de la façon dont le modèle suédois est apparu dans le discours « modernisateur » des experts et des représentants de la nouvelle majorité, Emmanuel Macron lui-même y faisant régulièrement référence pendant la campagne présidentielle comme après. Les références sont nombreuses mais à vrai dire vagues ; qu’est donc ce modèle auquel on se réfère, et quel rapport avec les réformes sociales menées et annoncées par le gouvernement ?
Nous proposons une réponse dans l’essai qui vient de paraître aux Editions Charles-Léopold Mayer.. Ce travail d’éclairage nous paraît particulièrement utile dans le contexte actuel, face aux nombreuses questions « existentielles » sur l’avenir de la social-démocratie européenne. En Allemagne, le SPD ne s’est toujours pas relevé des années Schröder et des réformes sociales dites « Hartz IV ». Mais il en va autrement en Suède, où les sociaux-démocrates ont repris le pouvoir en 2014 et semblent déterminés de restaurer le modèle qu’ils avaient construit au siècle précédent, mis à mal par deux décennies d’ajustements et de « corrections » libérales [2]. Alors qu’en France, au contraire, le gouvernement Philippe s’apprête à appliquer une série de corrections libérales tout en prétendat s’inspirer du modèle suédois, ajoutant encore à la confusion sur ce qu’est au fond la « ligne » social-démocrate au XXIe siècle.
Plus que du sort de tel ou tel parti politique, il en va plus fondamentalement de la forme que prendra demain le modèle social européen – les traditions européennes sont multiples et variées en la matière, et les tendances politiques récentes ont joué un peu partout en faveur de la tradition libérale. Or si notre modèle économique et social doit effectivement être renouvelé, ce n’est point dans le sens où l’entendent ses critiques libéraux actuels. Bien plus, il devra mieux intégrer les vrais enjeux de notre époque, qui sont d’ordre écologique – ou plutôt social-écologique, car l’écologie ne peut plus être déconnectée des questions sociales, pas plus que le changement climatique ou la pollution du bien-être personnel et collectif. Ce défi nouveau est étroitement lié aux défis, disons, « anciens » : pour mener à bien la transition écologique de notre modèle économique, l’action publique doit d’abord et surtout inspirer de la confiance aux citoyens, sans quoi les savantes propositions techniques resteront lettre morte. Autrement dit il y a un lien profond, bien que tacite, entre modèle social, consentement à l’impôt et efficacité de l’action publique.
La cohérence interne du modèle
C’est pour faire apparaître ce lien que nous nous intéresserons aux effets de long terme du modèle suédois sur la société et l’économie suédoise. Sur le long terme, ce qui frappe surtout c’est la capacité de ce modèle de maintenir la confiance des citoyens dans l’action publique. Cette confiance se mérite, et elle est aux fondements de tout le reste : de la légitimité de l’État social, du consentement à l’impôt, de la culture d’adaptation au changement... Autant d’éléments souvent repérés par les observateurs, interprétés comme des marques d’une « culture » dont on voit bien les manifestations quotidiennes mais dont on ne comprend pas très bien les origines.
Cette culture vient de l’interaction des éléments clefs du modèle, à commencer par le dialogue social : le fameux « esprit de consensus » suédois, qui repose en réalité sur l’équilibre des forces entre des organisations syndicales et patronales puissantes, bien organisées et fortement centralisées. Deuxièmement, le modèle suédois c’est un État social « universel », particulièrement ambitieux dans l’objectif de réduire l’emprise du marché sur l’accès aux services. Troisièmement, il en va de la vaste mutualisation des risques sociaux à travers le système des assurances sociales, qui a joué un rôle fondamental dans cette combinaison bien suédoise de sécurité sociale et de dynamisme économique.
Ces différents éléments interagissent, produisant une façon particulière d’enchâsser l’économie dans la société. On le voit dans le monde du travail par exemple, où l’acceptation sociale des cycles de « destruction créatrice » de Schumpeter semble aller de soi en Suède : les nombreuses luttes pour préserver les emplois existants, qui marquent tant la vie sociale d’autres pays, brillent en effet par leur absence. Mais cette adaptation au changement vient à un prix, celui d’une mutualisation de la prise de risque qui repose sur des systèmes de protection sociale généreux, un État social coûteux, une offre de formation de qualité, etc. C’était la conclusion d’une grande étude menée par les chercheurs nordiques dans les années 2000 : « notre organisation du marché du travail, l’ampleur de nos assurances sociales, la façon dont nos sociétés s’engagent collectivement dans la création du capital humain (…) facilitent la migration d’un secteur d’activité à un autre. Ce qui ne veut pas dire que l’adaptation se passe sans problèmes économique et sociaux. Mais nous nous aidons mutuellement à traverser ces périodes, plutôt que de laisser les individus seuls face à eux-mêmes » [3].
Comment expliquer par exemple le rebond spectaculaire de l’économie suédoise après la profonde crise des années 1991-1993, son investissement rapide et massif dans les nouvelles technologies de l’information, « vertes » et moins vertes ? La réponse de fond renvoie moins à telle ou telle agence d’innovation et plus à la nature des relations sociales elles-mêmes, aux décennies d’investissements sociaux qui ont transformé la société, aux écarts resserrés entre les conditions de vie des riches et des pauvres, à une école moins élitiste et plus soucieuse de pédagogie, à la sécurisation de la prise de risque par les systèmes généreux d’assurance sociale, à la façon dont l’administration se voit comme étant au service des citoyens et non au-dessus d’eux, etc. C’est comme un gisement de façons de faire et de penser en commun – « capital intangible », diraient les économistes, « institutions sociales », diraient les sociologues – accumulé pendant de longues décennies au cours du xxe siècle, dont l’avenir dira si les Suédois sauront le préserver et le régénérer.
Mobilité sociale ou la société des rentiers ?
Comparé à la trajectoire historique du modèle suédois, « l’inspiration suédoise » actuelle du gouvernement Philippe semble superficielle, car dépourvue de la vision globale de l’investissement social qui est au cœur du modèle suédois. Si l’objectif des réformes est réellement d’augmenter la mobilité sociale, comme l’affirme Ph. Aghion dans l’article cité, c’est effectivement vers la Suède et les autres pays scandinaves qu’on doit se tourner, car ceux-ci affichent les taux les plus élevés parmi les pays de l’OCDE. Mais comment ces sociétés y sont-elles parvenues ? L’économiste suédois Daniel Lind [4], qui a synthétisée les travaux existants dans ce domaine, arrive aux facteurs clefs suivants :
–– Le niveau des inégalités de revenus dans la génération des parents. Sans surprise, plus les écarts entre les riches et les pauvres sont importants dans la génération des parents, plus l’origine sociale pèse sur la distribution des places au sein de la génération suivante.
–– L’organisation de l’État social. Le choix de modèle social joue sur la capacité des politiques publiques de corriger en partie les inégalités par la production des services sociaux de qualité accessible à tous.
–– Le système scolaire et le niveau de ségrégation scolaire. C’est bien connu, les inégalités sociales se traduisent en inégalités cognitives et scolaires, et cela très tôt dans la vie des enfants. Le corriger relève à la fois de la préparation pédagogique des enseignants, des moyens humains investis (nombre d’enfants par enseignant, bien plus bas en Suède qu’en France) et de l’organisation du système dans son ensemble, par exemple de l’accès à une « deuxième chance » pour les élèves déscolarisés. Plus la formation initiale pèse sur la carrière d’un individu, plus la réussite des enfants reflète fidèlement celle des parents. Mais l’école n’est pas tout : la recherche a relevé l’importance des services de la petite enfance pour réduire les inégalités cognitives des enfants.
–– La « rentabilité » relative de l’éducation, c’est-à-dire l’impact de chaque année de formation supplémentaire sur les revenus futurs de l’individu. Moins cette « rentabilité » est élevée, plus la mobilité sociale augmente. Ce point paraîtra controversé pour les adeptes du mérite scolaire : après tout, ne faut-il pas que le temps consacré aux études soit rémunéré d’une certaine façon ? Les économistes libéraux n’expliquent-ils pas qu’en augmentant le niveau d’éducation, on augmente la productivité de l’économie dans son ensemble ? Et que le « capital scolaire » mérite sa « juste rémunération » puisqu’il contribue à augmenter le bien-être de la société dans son ensemble ? Et pourtant, le modèle suédois a généré du dynamisme économique et de l’innovation en suivant le chemin inverse, en réduisant les écarts de revenus entre les diplômés du supérieur et les catégories moins qualifiées. Et les études ne sont quasiment jamais payantes en Suède : ni dans le public, ni dans le privé, ni dans le supérieur, ni dans les échelons inférieurs. En réalité, l’idéologie de l’excellence scolaire sert surtout à légitimer le tri social et les frais de scolarité dans les pays où l’éducation est devenue un business, mais elle n’offre aucune garantie d’une économie performante et encore moins d’une bonne société.
Rien ne laisse penser pour l’instant que cette philosophie de la mobilité sociale inspire réellement le gouvernement Philippe. Bien plus, la « mobilité sociale » se résume à la « fluidité » sur le marché du travail ; cette « fluidité » est très élevé aux Etats-Unis, mais c’est aussi dans ce pays que la mobilité sociale est le plus basse.
Dialogue ou monologue social ?
La comparaison avec le modèle suédois révèle les mêmes contradictions dans le domaine du dialogue social, dont la récente réforme française affaiblit à la fois les institutions et les acteurs, en déséquilibrant encore le rapport de force au détriment des travailleurs. Rien à voir avec le modèle suédois, qui opère essentiellement au niveau des branches (voir au niveau interprofessionnel) et où un accord d’entreprise ne peut jamais invalider l’échelon supérieur : c’est à cette condition que le dialogue social suédois est parvenu à apaiser les relations sociales au XXe siècle, et à égaliser les conditions d’emploi des salariés des grandes entreprises et des petites, du secteur public et du privé, etc. Dans le cas suédois, la négociation collective façonne réellement les relations sociales, car elle repose sur des partenaires sociaux puissants qui se respectent mutuellement. A l’inverse, le problème du marché du travail français est précisément son éclatement, le coexistence des conditions d’emploi très disparates d’un secteur à l’autre et d’une entreprise à l’autre, la présence d’une myriade de différences de statuts, de contrats et de niveaux de protection. A force de distinguer les salariés du public et ceux du privé, les cadres et les employés, d’introduire des règles particulières et de multiplier les régimes spéciaux, l’inégalité de protection augmente et la mobilité professionnelle en pâtit, tandis que le manque de lisibilité produit le sentiment d’être lésé par rapport à d’autres.
Certes, rien de cela n’est nouveau en France. Mais il est à craindre que tous ces maux classiques du modèle français s’aggravent encore avec l’affaiblissement simultané du rôle des branches, des instances représentatives du personnel et du cadre légal.
Rappellons pour finir que ce n’est pas la première fois que le modèle suédois s’invite dans le débat français. En 2007, la candidate socialiste Ségolène Royal en avait mieux saisi la logique profonde en se faisant porte-parole des politiques sociales suédoises, notamment dans le domaine des services de la petite enfance. Dix ans plus tard, le rôle clef de l’accès à ces services pour réformer le marché du travail semble acquis parmi les chercheurs, et pourtant leur offre réelle n’a toujours rien à voir avec celle du modèle suédois, et le travail à temps partiel reste éminemment plus féminin en France qu’en Suède : il concerne 17 % des salariés femmes et 13 % des salariés hommes en Suède, à comparer avec 31% des salariés femmes et 6,6 % des salariés hommes dans le cas français. C’est en resserrant cet écart-là par exemple, et plus largement en investissant dans les relations sociales, que la France pourrait s’approcher du modèle suédois.