Pourquoi ?
L’arbitrage d’investissement est devenu une arme de dissuasion massive. Les investisseurs étrangers — multinationales ou ultra-riches — l’utilisent pour empêcher les États d’adopter des lois ambitieuses, notamment sur le climat ou la santé publique.
Les entreprises fossiles sont les premières à recourir à ces tribunaux parallèles et confidentiels. Elles réclament, et obtiennent parfois, des compensations exorbitantes dès que les États adoptent des lois qui menacent leurs profits.
Aujourd’hui, le système est aussi utilisé par des entreprises et oligarques russes pour attaquer les sanctions internationales dont ils font l’objet.
Ces traités d’investissement entravent la mise en œuvre de nos engagements environnementaux et nos obligations en matière de droits humains.
Par ailleurs, la plupart de ces traités ont été signés par les États membres de l’UE il y a plus de vingt ans et ne contiennent aucune garantie empêchant les tribunaux arbitraux d’interpréter le droit national ou d’y interférer. Ces traités obsolètes sont donc également incompatibles avec le droit de l’Union européenne.
En 2020, les États membres ont mis fin à plus d’une centaine de traités entre eux.
Depuis 2022, 10 États membres et l’Union européenne ont quitté le Traité sur la Charte de l’Énergie.
Mais il reste encore environ 1 400 traités d’investissement entre États membres de l’UE et pays tiers. Ils doivent être abrogés d’urgence.
C’est pourquoi six organisations européennes portent plainte contre quatre États membres de l’UE pour les obliger à mettre fin à ces traités (ou à les réviser en profondeur).
De nombreux accords commerciaux et d’investissement comprennent des clauses de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE ou ISDS en anglais). Celles-ci donnent aux investisseurs internationaux le droit de poursuivre les États hôtes de leur investissement pour exiger des compensations financières colossales si les gouvernements adoptent de nouvelles réglementations susceptibles de limiter les profits des entreprises, même lorsque ces réglementations sont prises dans l’intérêt public.
Le RDIE permet aux investisseurs étrangers d’éviter les juridictions nationales et d’introduire directement des recours contre l’État hôte devant un tribunal arbitral international. Le système ne permet qu’aux sociétés étrangères de poursuivre les États, et non l’inverse. Ces investisseurs peuvent réclamer et obtenir des dommages-intérêts s’élevant à des millions, voire des milliards, bien au-delà des compensations accordées par des tribunaux nationaux.
Un tribunal arbitral international se compose généralement de trois personnes, le plus souvent des praticiens du droit privés. Un arbitre est nommé par l’investisseur et l’autre par l’État hôte, l’arbitre président est nommé soit par les deux autres arbitres, soit par un tiers. Les décisions du tribunal arbitral sont contraignantes et exécutoires et ne peuvent pas faire l’objet d’un recours. Elles ne peuvent être annulées que pour des motifs limités. La procédure d’arbitrage est très opaque : la plupart du temps, les investisseurs peuvent imposer des obligations de confidentialité aux États, leurs plaidoiries ne sont pas rendues publiques et le public ne peut pas y participer. Dans certains cas, la simple existence d’une procédure d’arbitrage peut rester secrète.
Qui dépose cette plainte ?
La plainte est déposée par l’Institut Veblen en France, Powershift en Allemagne, Attac Autriche et Les Amis de la terre Suède avec le soutien des Amis de la Terre Europe et de la coalition européenne pour un commerce juste.
Ces organisations travaillent ensemble depuis de nombreuses années sur les obstacles majeurs que les accords de protection des investissements (et les dispositions sur la protection des investissements incluses dans les accords de commerce) posent à l’action climatique et à d’autres politiques publiques d’intérêt général. Leurs actions passées ont notamment ciblé le TTIP (les négociations avec les États-Unis), le CETA (l’accord UE Canada) et le Traité sur la Charte de l’Énergie. Et elles ont récemment publié une enquête sur l’utilisation des traités d’investissement par les oligarques russes sous sanctions contre les mesures adoptées par les États suites à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Quels États sont ciblés ?
Ce recours juridique vise quatre États membres de l’UE : la France, l’Allemagne, l’Autriche et la Suède.
La France et l’Allemagne sont les États membres de l’UE qui disposent du plus grand nombre de traités de protection des investissements.La plupart de ces traités ont été conclus à une époque où les dispositions étaient peu nombreuses et rudimentaires, et ne comportaient pas les garanties désormais exigées par le droit de l’UE.
L’Autriche et la Suède ont déjà été condamnées par la CJUE pour ne pas avoir éliminé les incompatibilités de leurs anciens TBI pré-adhésion avec le droit de l’UE.
Aucun de ces quatre pays n’a mis en conformité ses TBI avec le droit européen.
La Suède a même explicitement reconnu en 2024 n’avoir toujours pas pris les mesures nécessaires pour se conformer à l’arrêt la concernant.
Si la Commission européenne intervient concernant les anciens traités d’investissement de ces États membres, la procédure pourrait avoir des répercussions sur l’ensemble des traités d’investissement conclus par les autres États membres de l’UE, car ils présentent des caractéristiques similaires.
Quelle est la procédure ?
Il s’agit d’une procédure d’infraction c’est-à-dire une procédure engagée auprès de la Commission pour lui demander d’agir contre les États membres qui violent le droit de l’UE.
Elle vise le maintien par ces États de traités de protection des investissements avec des États tiers, incompatibles avec le droit de l’UE.
Avec le dépôt de cette plainte, nous attendons que la Commission exige des États membres qu’ils mettent fin à ces incompatibilités. Et pour cela le moyen le plus simple serait certainement de résilier ces traités comme les pays membres l’ont déjà fait entre eux et en sortant du TCE.
Dans les arrêts Achméa (2018) et Komstroy (2021), la CJUE a jugé que le mécanisme RDIE intra-UE est incompatible avec les principes d’autonomie de l’ordre juridique de l’Union et de confiance mutuelle entre les Etats membres. Cela signifie que l’interprétation et l’application du droit de l’UE relèvent exclusivement de la CJUE et que les États membres sont tenus de s’y conformer et de se faire mutuellement confiance quant au respect de leurs obligations découlant du droit de l’Union.
Dans son avis 1/17 de 2019 sur le CETA, la CJUE a considéré que si le recours au RDIE dans le cadre extra-UE est en principe possible, tout accord international conclu par l’UE n’est compatible que s’il ne porte aucune atteinte à l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union. Dans le même avis, la Cour a précisé qu’un accord contenant un mécanisme RDIE aurait un tel effet si les tribunaux créés en vertu de cet accord pouvaient :
interpréter ou appliquer des dispositions du droit de l’UE ou
rendre des décisions empêchant les institutions de l’UE d’agir dans le cadre constitutionnel de l’Union (par exemple, en jugeant qu’une mesure d’intérêt général respectant les règles de l’UE constitue un traitement défavorable pour les investisseurs).
Notes
- Texte de la plainte
- Ursula von der Leyen a suggéré en novembre à la Belgique de sortir du traité signé en 1989 avec la Russie pour atténuer le risque de poursuites par des investisseurs russes (TBI BLEU-Russie, c’est-à-dire entre la Belgique et le Luxembourg et la Russie)
- Incohérence entre Article 2 le règlement du Conseil adopté le 12 décembre qui interdit les transferts de capitaux à la Banque centrale de Russie et les TBI (y compris ceux des pays ciblés)