À l’approche du sommet européen des 18 et 19 décembre, l’utilisation des avoirs russes gelés pour financer la reconstruction de l’Ukraine se heurte à de fortes réticences juridiques au sein de l’UE. En cause : le risque croissant de contentieux fondés sur les traités bilatéraux d’investissement, déjà mobilisés par des oligarques et des entreprises russes sanctionnés pour réclamer des compensations massives. Alors que la Belgique exige des garanties face à d’éventuelles poursuites et que les États membres tardent à dénoncer ces traités pourtant jugés incompatibles avec le droit européen, six organisations européennes déposent plainte contre la France, l’Allemagne, la Suède et l’Autriche pour contraindre les États membres à y mettre fin (1).
La crainte de litiges via les traités d’investissement est explicitement invoquée par le premier Ministre Belge pour justifier de ses réticences en amont du sommet européen des chefs d’États sur la proposition d’utilisation des avoirs russes pour financer un prêt de réparation à l’Ukraine. Si les avoirs des institutions publiques russes immobilisés se trouvent principalement au niveau de l’institution européenne de dépôt Euroclear, hébergée en Belgique, d’autres avoirs seraient détenus directement par des banques commerciales au sein des 27 (dont 18 milliards en France - ce qui pourrait expliquer le soutien en demi teinte de l’Élysée sur cette proposition européenne).
Ces craintes ne paraissent pas totalement infondées dans la mesure où la Banque centrale de Russie a déjà annoncé vendredi 12 décembre le dépôt d’une plainte devant le tribunal d’arbitrage de Moscou contre Euroclear pour essayer de récupérer les pertes subies. En parallèle, des entreprises et des oligarques russes proches du Kremlin utilisent les traités d’investissement pour contester les sanctions internationales dont ils font l’objet et tenter de récupérer leurs avoirs, avec des compensations en prime (voir notre enquête européenne publiée mardi 9 décembre) :
Les 26 cas de règlements des différends entre investisseurs et États (RDIE ou ISDS en anglais) connus, ainsi que les menaces de recours, déposés contre les sanctions atteignent déjà 62 milliards de dollars. Un montant qui se rapproche des 70 milliards de dollars d’aide militaire que l’UE a fourni à l’Ukraine depuis 2022. Et il est très probable que le montant réel soit nettement plus élevé, car dans plus de la moitié des affaires, aucune information n’est disponible sur les montants réclamés.
La Belgique demande aujourd’hui des garanties pour accepter l’utilisation des avoirs immobilisés et demande notamment l’assurance d’avoir accès à un financement équivalent à l’ensemble du paquet si elle fait l’objet de poursuites judiciaires ou de représailles de la part de Moscou.
Comment justifier du maintien des traités de protection des investissements entre les États membres de l’UE et la Russie et ses alliés, qui servent de fondement juridique à ces procédures, après l’invasion de l’Ukraine ? (2) Cette question est d’autant plus pertinente que la Cour de Justice de l’Union européenne a déjà jugé en 2009 que les traités de protection des investissements de la Suède, de l’Autriche et de la Finlande étaient incompatibles avec le droit européen, en particulier sur la capacité du Conseil a imposer des sanctions (3). Or, les trois États membres concernés par la décision de la CJUE n’ont jusqu’à présent pas remédié à la situation, comme l’a même reconnu le gouvernement suédois dans un rapport récent (4). Pire, au-delà de ces trois pays, la plupart des anciens TBI des États membres de l’UE ne contiennent pas non plus les garanties nécessaires sur les dispositions assurant la libre circulation des capitaux, telles qu’exigées par la CJUE.
C’est pourquoi six organisations européennes (l’Institut Veblen en France, Powershift en Allemagne, Attac Autriche et Les Amis de la terre Suède avec le soutien des Amis de la Terre Europe et la European coalition for trade justice) déposent aujourd’hui plainte contre 4 États membres (La France, l’Allemagne, la Suède et l’Autriche (4) pour exiger la dénonciation de ces traités qui violent le droit de l’UE.
Ursula von der Leyen a suggéré en décembre la dénonciation du traité de protection des investissements qui lie la Belgique et la Russie. Dans la proposition de compromis de la Commission européenne sur le prêt de réparation, les États membres seraient également invités à dénoncer simultanément leurs traités bilatéraux d’investissement avec la Russie.
Pour Mathilde Dupré, codirectrice de l’Institut Veblen, « Après l’action climatique ou les mesures exceptionnelles adoptées par les gouvernements en réponse à la pandémie de Covid, ce sont désormais les politiques de sécurité nationales qui sont contestées par des investisseurs étrangers sous sanctions, via l’arbitrage d’investissement. Cette justice d’exception restreint considérablement la capacité d’agir des États, a fortiori dans un contexte de fortes tensions géopolitiques. Les États ne peuvent plus se permettre de la laisser perdurer »
Notes
(1) Voir le dossier de presse de présentation de la plainte et le texte de la plainte
(2) La France elle-même est attaquée par un investisseur russe sous sanctions dans le cadre d’un différend suite à l’abandon du projet minier "Montagne d’Or" en Guyane. Par ailleurs, elle est aussi poursuivie par un homme
d’affaires russo-arménien Samvel Karapetyan, dont la villa sur la Côte d’Azur a été saisie par les autorités françaises à la suite d’accusations de blanchiment d’argent et d’avoir servi de prête nom pour le géant pétrolier et gazier sanctionné Gazprom.
(2) La CJUE a rendu trois arrêts contre l’Autriche, la Suède et la Finlande (Cas C‑118/07, Commission c. Finlande ; Cas C-205/06, Commission c. Autriche ; Cas C-249/06, Commission c. Suède), concluant que les clauses relatives aux transferts de capitaux dans les TBI extra‑UE entraient en conflit avec la compétence du Conseil à imposer unilatéralement des mesures restrictives à des pays tiers dans certaines conditions.
(3) Conseil suédois du commerce extérieur (2024) En modernisering av Sveriges investeringsskyddsavta
(4) La France et l’Allemagne sont les États membres de l’UE qui disposent du plus grand nombre de traités de protection des investissements. La plupart de ces traités ont été conclus à une époque où les dispositions étaient peu nombreuses et rudimentaires, et ne comportaient pas les garanties désormais exigées par le droit de l’UE.
L’Autriche et la Suède ont déjà été condamnées par la CJUE pour ne pas avoir éliminé les incompatibilités de leurs anciens TBI pré-adhésion avec le droit de l’UE.
Aucun de ces quatre pays n’a mis en conformité ses TBI avec le droit européen.
La Suède a même explicitement reconnu en 2024 n’avoir toujours pas pris les mesures nécessaires pour se conformer à l’arrêt la concernant.
Cette plainte en manquement vise aussi d’autres incompatibilités des vieux traités de protection des investissements des États membres avec les pays tiers, au regard de la jurisprudence de la CJUE.
Si la Commission européenne intervient concernant les anciens traités d’investissement de ces États membres, la procédure pourrait avoir des répercussions sur l’ensemble des traités d’investissement conclus par les autres États membres de l’UE, car ils présentent des caractéristiques similaires.