Par Wojtek Kalinowski (Institut Veblen) et Stanislas Jourdan (Positive Money Europe)
La lutte contre le dérèglement climatique a pris une place prépondérante lors de l’audition de Benoît Cœuré, membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE), par la Commission des Finances de l’Assemblée nationale le 15 mai dernier (voir notre compte-rendu du débat). Des députés de tous bords politiques ont voulu savoir ce que la BCE compte faire en la matière, signalant ainsi, à travers leurs questions, que la transition énergétique et écologique de nos économies appelle une politique monétaire à la hauteur du défi.
Le président français Emmanuel Macron avait fait le même diagnostic quelques mois plus tôt en affirmant, dans son discours sur la « Renaissance de l’Europe », que « de la Banque centrale à la Commission, toutes les institutions européennes doivent avoir le climat pour mandat ».
Dans sa réponse, Benoît Cœuré a d’emblée observé que l’enjeu climatique « est un sujet inscrit dans les traités et donc un sujet que la BCE ne peut pas ignorer ». C’est un signe de plus d’une prise de conscience de l’enjeu climatique au sein des banques centrales, qui ont même créé un réseau international (NGFS) pour réfléchir sur leur propre rôle dans ce domaine. Face aux députés, Benoît Cœuré a reconnu l’importance de l’enjeu mais a demandé du temps pour « étudier la question » et s’assurer qu’une éventuelle intervention soit compatible avec le mandat monétaire de la BCE.
Il a également soulevé une question de fond : comment une institution qui se veut « technique » pourrait assumer des arbitrages entre plusieurs objectifs, c’est-à-dire des arbitrages essentiellement politiques. « Ne nous demandez pas de choisir, disait-il devant la Commission des Finances, si c’est plus important de de pénaliser des entreprises avec une empreinte carbone trop élevée ou de pénaliser des entreprises qui vendent des armes. (…) Plus vous demandez à la BCE de faire des choses différentes, plus vous politisez la BCE », alors que « la BCE n’est pas une institution politique ».
Cette question importante mérite une réponse et un débat approfondi. Sans entrer dans le débat sur l’indépendance des banques centrales, qu’il suffise de dire que cette indépendance prend des formes concrètes diverses et n’exclut pas une redevabilité face au pouvoir démocratique. Notre réponse à l’objection soulevée par Benoît Cœuré respecte les limites du mandat actuel de la BCE et s’organise en trois temps :
– premièrement, les questions des députés peuvent être interprétées comme une demande à la BCE de jouer un rôle actif face à l’urgence climatique et environnementale, et la BCE possède les outils pour assumer ce rôle ;
– deuxièmement, assumer ce rôle actif ne compromet pas l’objectif principal définit dans les statuts de la BCE, à savoir la stabilité des prix (à laquelle il convient d’ajouter la stabilité financière) ;
– troisièmement, le mandat pour agir activement existe déjà mais mériterait d’être renforcé et précisé. Sans modifier les traités européens, le Parlement pourrait préciser son interprétation du mandat actuel, en priorisant notamment les objectifs secondaires sur lesquels la BCE serait invitée à agir.
La BCE doit jouer un rôle actif dans la transition
Ce que les députés français ont demandé à la BCE à travers leurs questions, c’est de jouer un rôle actif pour agir contre le dérèglement du climat (et plus largement contre la crise environnementale), en soutenant et en accélérant la transformation de l’économie européenne vers un modèle bas-carbone et moins polluant. Cela veut dire s’attaquer aux causes du changement climatique, en l’occurrence aux incitations financières qui perpétuent le financement des activités polluantes et émettrices des gaz à effet de serre.
Ce rôle actif exige tout d’abord une meilleure connaissance et une évaluation rigoureuse des impacts environnementaux comme les émissions de carbone, mais c’est un problème technique relativement facile à surmonter (voir nos propositions dans la récente note). Bien plus fondamental est le changement de « philosophie » des banques centrales qui nous paraît nécessaire pour assumer ce rôle, sur deux points clefs :
Premièrement, il faut redéfinir l’objectif de « neutralité de marché » souvent évoqué par la BCE, c’est-à-dire l’idée qu’une intervention monétaire doit financier l’économie telle qu’elle est, sans vouloir en modifier les structures. La contradiction est en effet fragrante : tandis que les politiques de l’UE visent à transformer le tissu économique européen dans le sens d’une plus grande soutenabilité, la BCE se contente de reproduire l’état actuel du marché. « Inscrire le climat dans le mandat » de la BCE, c’est faire de la politique monétaire un levier de la transition. La « neutralité » doit désormais être conçue comme un équilibre entre les règles prudentielles, le maintien des conditions de marché équitables et la contribution aux objectifs de l’Union européenne.
Deuxièmement, ce rôle actif d’une banque centrale ne saurait se limiter à demander aux banques commerciales de calculer leur « risque climat » en espérant de se débarrasser ainsi de tout le problème. Jusqu’à la preuve du contraire, de nombreux impacts écologiques négatifs représentent des risques financiers très diffus, mal connus voire impossibles à identifier au niveau des institutions financières. Bien plus, il s’agit de définir les mesures grâce auxquelles la BCE pourrait orienter activement les banques et les marchés financiers dans le sens de la transition. Benoît Cœuré a lui-même relevé la différence entre l’analyse du risque-climat et les interventions de la BCE, remarquant qu’il s’agit de deux « volets complémentaires » ; c’est une avancée par rapport à l’attitude de nombre de ses confrères, qui ont l’air de vouloir « clore le dossier » en invitant les banques à mieux calculer et révéler les risques financiers dus au changement climatique. Or ce n’est pas ainsi qu’on pourra s’attaquer aux causes du problème.
La BCE peut assumer ce rôle actif via deux types d’interventions que nous discutons dans la note déjà évoquée ; d’une part, elle peut rendre le refinancement des banques plus ou moins cher en fonction de l’empreinte carbone des activités que celles-ci financent ; d’autre part, elle peut calibrer ses propres interventions sur les marchés financiers en tenant compte des objectifs climatiques. Pour l’instant, elle ne fait ni l’un ni l’autre. Nous avons montré que le programme d’achat d’obligations d’entreprise (CSPP) de la BCE a surtout profité aux plus grandes entreprises actives dans les secteurs les plus polluants. Ce résultat est certes en accord avec le principe de neutralité de marché revendiqué par la BCE, et pourtant troublant du point de vue de la transition écologique : un coût de capital trop bas et une émission de dette trop facile pour les secteurs les plus polluants, sans aucune assurance que ces conditions financières aident ou incitent à transformer les modèles économiques sous-jacents.
Ce rôle actif ne compromet pas la stabilité des prix ni les règles de la concurrence
En introduisant le climat comme un objectif « secondaire », la BCE ne risque-t-elle pas de compromettre l’objectif « principal » qu’est la stabilité des prix ? Cela pourrait être le cas si son intervention se limitait à fournir des investissements nouveaux via l’expansion indéfinie de son bilan, mais ce n’est pas ce que nous proposons, ni ce que proposent des économistes comme Paul de Grauwe. Investir dans la transition écologique et énergétique est effectivement essentiel mais il faudra en même temps rendre plus difficile et plus coûteux le financement des activités directement nuisibles comme l’exploitation des sources d’énergie fossile ou les investissements dans les secteurs intensifs en émissions de carbone. Les deux aspects se complètent : en augmentant les financements souhaitables sans en même temps réduire les flux financiers qui œuvrent dans le sens inverse, le résultat final risque d’être nul voire négatif à cause des effets rebonds et des déplacements de la pollution au sein du système financier et économique.
L’intervention monétaire que nous proposons – avec d’autres –consiste donc à changer la composition interne du bilan de la BCE, en y substituant progressivement un type de collatéral à un autre. L’article 18.1 des statuts de la BCE et de l’Eurosystème dispose que le refinancement des banques doit être gagé par un collatéral « adéquat », laissant à la BCE le soin de définir plus précisément ce terme. Depuis la création de la zone euro, la BCE a maintes fois changé la définition de ce qui est « adéquat », prouvant ainsi qu’elle peut agir résolument lorsqu’elle l’estime nécessaire. Tant que l’objectif de stabilité des prix est assuré, rien dans les textes ne s’oppose à une redéfinition du terme « adéquat » faisait place à une évaluation environnementale des actifs au côté de l’évaluation prudentielle.
Cette recomposition du bilan à volume constant, guidée par l’évaluation environnementale, rendra les actifs polluants moins attractifs pour tous les acteurs du marché. Elle doit être progressive pour ne pas faire subir à l’économie des nouveaux chocs, mais enverra d’emblée un signal très fort à l’ensemble de l’économie. Il s’agit en réalité d’établir une trajectoire de « décarbonisation » du bilan de la BCE et, par-là même, des actifs financiers qui les banques commerciales pourront déposer à la BCE pour se refinancer.
Le rôle actif de la BCE tel qu’il est esquissé ici reste conforme au « principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » affirmé dans l’article 127 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Pénaliser les actifs financiers les plus carbonés et les plus polluants n’est en rien contraire aux règles de la concurrence, c’est au contraire de lutter contre la concurrence déloyale actuelle, où les coûts de la pollution liés aux profits privés sont reportés sur la société.
Le Parlement européen devra préciser les objectifs « secondaires »
L’article 127 TFEU fait de la stabilité des prix l’objectif « principal », mais dispose en même temps que la BCE doit soutenir les objectifs de l’Union européenne définis à l’article 3 du même traité. Ce dernier précise que l’UE œuvre pour le « développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique. » Si M. Coeuré reconnaît que ces deux articles offrent un fondement à l’action de la BCE, il pointe aussi une vraie difficulté, à savoir la question de la priorisation des objectifs : le développement durable n’est pas le seul objectif « secondaire » que l’on pourrait légitimement assigner à la BCE cet article à l’appui.
Cette difficulté d’arbitrer par une institution qui se veut « technique » et non politique pourrait être surmontée rapidement, sans une modification préalable des traités européens, en utilisant les canaux de communication existants entre la BCE et les institutions politiques de l’Union européenne. Par exemple, le Parlement européen adopte chaque année une résolution sur la BCE et la politique monétaire, qui est un moyen pour le Parlement d’évaluer les activités de la BCE et d’émettre des recommandations. Ce mécanisme a déjà été utilisé par le Parlement pour faire admettre à la BCE qu’elle est tenue par l’accord de Paris sur le climat.
Les eurodéputés pourraient s’en servir pour préciser les objectifs « secondaires » qu’ils estiment les plus importants pour la BCE à moyen terme, affirmant dans la résolution que la lutte contre le réchauffement climatique constitue un objectif central de l’UE qui devrait être pris en compte par la BCE. Une telle prise de position offrirait la légitimité nécessaire à l’action de la BCE en la matière. Cette solution ad hoc est loin d’être parfaite – un changement des traités serait sans doute préférable – mais présente le grand avantage d’être opérationnelle toute de suite, fournissant une légitimité politique suffisante pour que la BCE puisse assumer le rôle actif esquissé ici.