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Qui détient la dette publique ? Une question clé pour la soutenabilité

Par Anne Faivre & Jézabel Couppey-Soubeyran & Maximilien Coussin & Wojtek Kalinowski

5 septembre 2025

La dette publique est au cœur de la crise politique qui secoue actuellement la France, mais le débat sur la datte s’enflamme dans bien d’autres pays. La question n’est pas tant celle de la conformité avec les règles du Pacte de stabilité, mais plus radicalement de savoir si la France et certains autres pays pourront continuer de refinancer leurs dettes respectives auprès des marchés à un coût raisonnable.

Dans le même temps, l’Union européenne et chacun des États membres font face au besoin de financer des investissements massifs dans de nombreux domaines, pour être en mesure de poursuivre des objectifs déjà adoptés ou avancés dans le débat actuel. Le point commun de tous ces investissements est qu’ils requièrent une part variable mais toujours importante de financements publics et d’investissements publics.

Alertes sur la dette publique d’un côté, appels à préparer l’avenir de l’autre ; le conflit d’objectifs est évident et l’équation financière s’annonce difficile, notamment pour les États les plus endettés comme la France. Cette note veut contribuer au débat sur les marges de manœuvre des États et de l’UE dans la situation actuelle : dans quelle mesure peuvent-ils continuer d’augmenter le niveau de la dette sans augmenter la charge de la dette, autrement dit les taux d’intérêts exigés par les marchés ?

Résumé
Pour y répondre, nous comparons les trajectoires de dette publique de six économies développées. Naturellement, les enseignements tirés du passé doivent toujours être traités avec prudence, tant les corrélations observées tiennent aux conditions qui peuvent elles-mêmes changer. Nous les complétons par l’analyse des conditions de marché actuelles et surtout par des propositions qui, pour certaines d’entre elles, s’affranchissent des limites imposées par les marchés financiers. Nos résultats visent précisément à nourrir le débat sur le potentiel et les limites des différentes options dans le contexte actuel.

Nos observations et propositions en résumé :

- La sensibilité du taux d’intérêà l’augmentation de la dette varie fortement d’un pays à l’autre
Nous constatons d’abord des différences notables entre les États au niveau de la sensibilité du taux d’intérêt à l’augmentation de la dette. En France, lorsque le montant de dette publique augmente de 10%, le taux d’intérêt de marché sur les obligations souveraines augmente en moyenne de 16 points de base. Cette sensibilité du taux d’intérêt est trois fois moindre aux États-Unis et au Japon, où les ratios de dette publique sont pourtant plus élevés.

- Deux facteurs en particulier permettent d’expliquer ces variations observées
Nous attirons l’attention sur l’impact de deux facteurs en particulier, à savoir la part respective des résidents et non-résidents ; la part détenue par la banque centrale. Au Japon, la dette publique est détenue à près de 50% par la banque centrale : c’est un facteur immunisant d’après nos estimations. En France, la dette est détenue à plus de 50% par les non-résidents : c‘est un facteur sensibilisant.

Les conditions qui permettent au Japon et aux États-Unis de fonctionner avec des ratios de dette publique élevés ne sont pas réunies en Europe : la part détenue par l’Eurosystème est plus faible et la part des non-résidents plus élevée.

Le premier facteur identifié offre un levier pour le décideur public : la banque centrale européenne peut décider d’augmenter sa part dans les limites imposées par le mandat, et le législateur peut changer les limites actuelles.

Le second facteur ne représente pas un véritable levier : il semble difficile de décréter une augmentation de la part des résidents et une réduction corrélative de la part des non-résidents.

-Dans aucun pays examiné, l’augmentation de la dette publique n’a entraîné une augmentation des investissements publics
La section 3 examine si, là où la dette paraît bénéficier d’un effet immunisant lié à la composition de sa détention et en particulier à la forte part détenue par la banque centrale, les dépenses d’investissements publics ont augmenté plus qu’ailleurs. Il apparaît que ce n’est pas le cas. Les données historiques sont sans appel : même là où la dette publique a augmenté sans significativement accroître le taux d’intérêt, l’investissement public a peu augmenté.

- Les conditions de marché pour la dette publique se dégradent
La hausse des primes de risque observée sur les titres publics depuis début 2024 est la conséquence directe du dégonflement du bilan de la BCE. Etant donné que la dette émise par les entreprises sur les marchés européen et américain s’est également accrue , un effet d’éviction au détriment des titres publics n’est pas à écarter : les investisseurs pourraient préférer les titres privés aux titres publics, surtout si les fondamentaux des acteurs publics se dégradent tandis que la situation des entreprises privées s’améliore.

Avec la hausse des primes de risque sur les titres de dette souveraine depuis début 2024, l’écart de rendement entre la dette des entreprises privées et celle des États européen est aujourd’hui très réduit.

L’ampleur de la hausse des taux qui découle de la baisse des achats par les banques centrales dépend étroitement de la capacité d’épargne des pays. De ce point de vue, le Japon avec son épargne privée abondante, qui en fait un créancier net du reste du monde (pour un montant de 3 600 milliards de dollars fin 2024) est sans doute le pays le plus à même d’absorber cette hausse de l’offre de titres. La zone euro a également un excédent courant, qui pourrait lui permettre d’absorber en partie la hausse de l’offre nette de titres. Le rapatriement d’une partie de l’épargne aujourd’hui investie aux États-Unis pourrait également venir en partie compenser la baisse des achats de la BCE.
Mais sans une réallocation ou une hausse globale de l’épargne européenne, les émissions de dettes souveraines devront se faire à des taux plus élevés pour attirer les investisseurs. Le risque reste ainsi à l’élévation des primes de risque sur les dettes souveraines avec pour conséquence une hausse continue de la charge d’intérêts des États qui pourrait s’accélérer dès cette année (la maturité moyenne des dettes publiques étant de 6 à 7 ans). Contrairement aux autres dépenses, celle-ci s’imposent aux États et réduisent les choix d’allocations de la dépense publique.

- Des solutions alternatives sont nécessaires
À moins de renoncer à tout un ensemble d’investissements nécessaires, l’UE et/ou chacun des États membres doivent chercher à résoudre l’équation financière. Nous discutons deux approches : soit tenter d’améliorer les conditions dans le cadre actuel – en passant donc par les marchés financiers pour toute émission de dette –, soit chercher des modes de financement hors marché.
Ces financements hors marché peuvent s’opérer de plusieurs façons, allant des prêts directs au Trésor jusqu’aux subventions monétaires fléchées vers des usages particuliers, en passant par des coordinations entre banques publiques et banque centrales ou encore par la restauration du « circuit du Trésor » dans le contexte actuel. Toutes ces propositions ne rentrent pas dans le cadre institutionnel européen en vigueur, mais vu les difficultés financières et politiques qui s’annoncent, nous pensons que toutes les voies doivent être examinées et débattues.

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