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Mettre la réglementation bancaire au service de la transition écologique

Par Emmanuel Carré & Jézabel Couppey-Soubeyran & Clément Fontan & Pierre Monnin & Dominique Plihon & Michael Vincent

20 juin 2022

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L’Accord de Paris sur le Climat engage les pays signataires à rendre les flux financiers « compatibles » avec les objectifs climatiques du même accord. Respecter cet engagement implique une profonde transformation des flux financiers et du système financier, ce qui ne se fera pas sans une régulation volontariste, prête à intégrer pleinement les objectifs de transition dans la réglementation et dans la supervision.

Cette note contribue au débat sur les modalités concrètes de cette intégration, plaidant non seulement pour des mesures prudentielles mais aussi pour des mesures structurelles, agissant activement sur la transformation des bilans bancaires et insérées dans un policy-mix plus global.

Mettre la réglementation bancaire au service de la transition écologique

Résumé

Comme l’a rappelé le GIEC dans son rapport d’avril 2022, les flux financiers sont très éloignés de la trajectoire qui conduirait aux objectifs de la neutralité carbone. Une réorientation drastique est indispensable. Cependant, le mouvement n’a rien de spontané, il implique au contraire une mobilisation des autorités publiques monétaires et financières, banques centrales et autorités de surveillance vont devoir verdir leur action de concert. Les premières sont disposées à « verdir » leur cadre de politique monétaire mais agissent encore peu. Les secondes en sont au stade des recommandations, mais n’ont pas encore de nouvelles règles à faire appliquer. Surtout, le débat concernant le verdissement de la régulation financière avance trop lentement et reste trop limité aux enjeux de la transparence des marchés. Posons donc la question directement : à quoi ressemblerait une régulation financière résolument « volontariste », qui pousserait activement les établissements dans le sens du respect de l’Accord de Paris sur le Climat ?

Cette note est principalement consacrée à la régulation bancaire, à son volet réglementaire et à la façon d’en faire un des leviers de la transformation écologique de l’économie. Il faudrait bien sûr que tous les acteurs financiers, banques ou pas, soient sensibles au risque climatique. Nous partons du constat que la prise en compte du risque climatique est encore faible dans le secteur financier et du principe qu’elle ne progressera pas assez vite si elle ne devient pas réglementaire. Les banques demeurant des acteurs majeurs du système financier européen, et relativement plus réglementées que d’autres acteurs financiers, nous concentrons notre analyse sur les justifications et les modalités du verdissement de leur réglementation.

Le principal message que nous entendons délivrer dans cette note est que le verdissement de la régulation bancaire devra, pour être efficace, combiner étroitement deux types d’approche : l’approche « prudentielle » par laquelle les régulateurs envisagent normalement le verdissement mais aussi l’approche « structurelle » à laquelle ils seront plus réticents.

Le verdissement de la régulation bancaire fournit en effet l’occasion de renforcer deux piliers faibles de la réglementation actuelle : le pilier macroprudentiel et le pilier structurel. Les deux sont indispensables au bon fonctionnement du secteur bancaire, tant du point de vue de sa stabilité que de sa contribution au financement de l’économie :

  le pilier macroprudentiel a été trop modestement échafaudé depuis la crise financière de 2007-2008 ;

 Quant au pilier structurel, il a été défait par la libéralisation financière des années 1980 et n’a pas été reconstruit depuis, alors même que l’article 2 de l’Accord de Paris (2015) a introduit précisément la question de la cohérence des flux financiers avec l’objectif climatique en soulignant la nécessité d’« aligner les flux sur un profil d’évolution vers un développement à faible émission de gaz à effet de serre et résilient aux changements climatiques ».

Cette combinaison d’approches macroprudentielle et structurelle ne sera possible que si des verrous idéologiques cèdent. Elle suppose en effet que les régulateurs soient prêts à envisager le rôle de la réglementation bancaire et financière non plus seulement sous l’angle de la stabilité financière, mais aussi sous l’angle de l’allocation des financements. Pour cela, il leur faudra d’abord reconnaître que l’arbitrage entre risque physique et risque de transition qu’ils s’imposent dans le cadre de leur « approche par les risques » les condamnent à une action trop faible et trop lente, qui laissera le dérèglement écologique se poursuivre. Plus fondamentalement, ils devront aussi admettre que les marchés n’échouent pas seulement à produire l’information relative au risque climatique, mais également à allouer les financements efficacement en tenant compte des limites planétaires.

Cette prise de conscience ne sera possible qu’en rompant avec le cadre théorique dominant fondé sur la théorie de l’efficience informationnelle et allocationnelle des marchés financiers. C’est au prix de ce déverrouillage idéologique que la régulation bancaire pourra être refondée et que les banques contribueront au financement de la transition écologique. Le verdissement de la régulation en offre en tout cas l’opportunité.

Aujourd’hui, c’est exclusivement sous l’angle prudentiel que les régulateurs commencent à envisager la prise en compte du risque climatique ou écologique. Nous voulons cependant attirer l’attention du régulateur sur le fait qu’une approche prudentielle ne suffira pas. Plus exactement, l’approche microprudentielle fondée sur l’évaluation des risques individuels passés ne conviendra pas pour le risque climatique ; quant à l’approche macroprudentielle, elle sera nécessaire mais insuffisante.

En effet, le cadre « microprudentiel », axé sur la prévention des risques individuels, n’est pas adapté à la dimension systémique du risque climatique. Si malgré tout le verdissement de la réglementation bancaire débutait par la prise en compte du risque climatique dans les exigences microprudentielles de fonds propres, il faudrait alors au moins renoncer aux pondérations de risques et s’en tenir à des ratios de leviers sectoriels. Il ne faut pas surestimer la mesurabilité du risque climatique ni ouvrir la porte, plus qu’elle ne l’est déjà, aux manipulations des pondérations par les établissements autorisés à recourir à des modèles internes.

Risque financier et risque climatique ont en commun une dimension systémique, qui d’emblée situe plutôt l’action de prévention à mener concernant le risque climatique au niveau « macroprudentiel » et non pas « microprudentiel ». Le cadre macroprudentiel étant encore assez peu développé, certains y verront une limite pour y inscrire le verdissement de la réglementation ; nous préférons au contraire y voir l’opportunité de son approfondissement. Ce cadre macroprudentiel a le mérite d’exister et d’offrir une transposition au risque climatique, à la fois possible et facilement identifiable par les régulateurs. Nous montrons dans cette note que l’un de ses instruments existants, le coussin systémique, se prêterait particulièrement bien à la prise en compte d’une source climatique du risque systémique. Cela sera nécessaire mais insuffisant.

En effet, ce n’est pas seulement sous l’angle des risques financiers induits par le changement climatique ou la crise écologique que la régulation financière doit verdir, mais tout autant sous l’angle du problème que pose la finance au climat et à la soutenabilité. Dans son orientation actuelle, la finance contribue au réchauffement climatique, à la dégradation de la biodiversité, à la pollution… Face à cette double matérialité du risque écologique, le cadre prudentiel présente des limites. Le verdissement de la régulation financière ne pourra pas s’y réduire et devra également s’inscrire dans une approche structurelle.

Certes, le cadre prudentiel se veut préventif, mais il vise surtout à ce que les banques soient en capacité d’absorber des chocs sinon des pertes. Or, le risque climatique se caractérise par une incertitude radicale et l’irréversibilité de sa réalisation. L’incertitude radicale du risque climatique a été mise en avant dans le rapport Green Swan (2020). Celle-ci rend obsolète les modèles traditionnels de gestion des risques qui sont tournés vers le passé (« backward looking ») et fondés sur des risques probabilisables. Quand la perte est incommensurable et imprévisible, on ne peut pas s’en protéger par une estimation ex ante. De plus, la comparaison entre crise climatique et crise financière ne tient pas longtemps. Une crise financière, à défaut d’avoir été prévenue, peut être « gérée » pour en réduire les conséquences économiques et sociales et permettre un retour plus ou moins lent aux conditions d’avant-crise. En revanche, le dérèglement climatique procède par seuils d’irréversibilité. De ce point de vue, la logique prudentielle, qui consiste fondamentalement, qu’elle soit d’ailleurs micro- ou macro-, à faire en sorte que les acteurs exposés au risque soient en capacité d’absorber les pertes éventuelles, épouse mal le risque climatique. Dans la perspective d’une crise climatique irréversible, il ne s’agit pas de s’y « préparer » sur le plan financier mais de faire en sorte d’éviter sa réalisation et toutes ses conséquences, pas seulement ses conséquences financières.

Cela implique d’agir de concert sur les deux pans de la double matérialité. C’est par une action structurelle sur la composition des bilans bancaires, sur l’orientation et la destination des flux financiers, en complément du prudentiel qui n’a pas ou trop peu cette incidence-là, que la finance inversera son impact sur le climat. C’est en recomposant leur actif et en participant activement au financement de la transition écologique que les banques pourront se protéger du risque climatique et contribuer à la réorientation des flux financiers vers des trajectoires soutenables dans les différentes dimensions de la transition écologique (changement climatique, dégradation de la biodiversité, pollution).

L’action devra donc porter, en grande part, sur l’actif du bilan et sur sa composition. La structure du bilan des banques doit changer. On ne peut pas suspendre ce changement à une démarche d’engagements volontaires qui peine à porter ses fruits. Pour l’obtenir, il faudra des mesures « structurelles », qui permettront de planifier la recomposition du bilan des banques. Nous proposons pour cela de combiner :

 une règle de flux pour interdire tout nouveau financement dans les énergies fossiles et guider les nouveaux financements vers des actifs alignés sur les objectifs climatiques ;
 une règle de stock pour réduire progressivement les encours de financements trop carbonés ;
 et d’y associer une structure de défaisance publique-privée ou publique en fonction du risque d’échouage des actifs non alignés sur les objectifs d’une économie bas-carbone, et avec une conditionnalité forte sur l’alignement recherché.

Cette recomposition des bilans bancaires impliquera de traiter le problème des « actifs échoués », c’est-à-dire de trouver comment progressivement expurger des titres émis par des entreprises de secteurs fossiles, polluants ou fortement carbonés, dont la valeur a chuté ou chutera fortement. Trois raisons justifient selon nous d’apurer les bilans de cette masse d’actifs échoués.

 La première tient à la stabilité financière. Il faut protéger les bilans contre le risque d’instabilité financière découlant d’une masse fragilisante d’actifs échoués.
 La deuxième tient à la recomposition des bilans à opérer et à la nécessaire réorientation du modèle d’activité des banques, sans qu’elles soient empêchées par un bilan « inutilement » risqué.
 La troisième tient à la suppression du frein que vont être les actifs échoués au bilan des banques : une banque a tout intérêt à continuer de financer des entreprises non alignées si elle détient des actifs sur ces entreprises.

Pour défaire les bilans de ces masses d’actifs échoués, les solutions de titrisation, comme celles envisagées par la Commission européenne pour traiter les prêts non performants, ou de bad banks privées comme celles suggérées par les patrons de sociétés de gestion d’actifs, ne seront pas possibles. En effet, il ne s’agit nullement d’assurer la liquidité de ces actifs mais précisément de ne plus en faire le commerce et de les loger dans le bilan d’une institution qui pourra en assumer la perte sans dommage important, tandis que disparaîtront ou se transformeront les activités liées à ces actifs. Des structures mixtes publiques/privées sont envisageables pour des actifs dont le risque d’échouage ne sera pas trop élevé ou diminuera vite grâce à un alignement rapide des modèles économiques sur les objectifs bas carbone. Mais si l’alignement n’est pas suffisamment rapide, il faudra s’en remettre à une solution de défaisance publique, voire mobiliser la banque centrale, qui pourrait devenir « l’acquéreur en dernier ressort des actifs exclus » en mettant en œuvre un programme de reprise des actifs échoués, selon un calendrier et à bas prix, nécessairement bas, fixés en collaboration étroite avec les autorités de supervision.

Pour éviter l’aléa moral pouvant découler des solutions de socialisation des pertes, la défaisance devra être soumise à des conditions strictes :
 la banque cédante devra réorienter ses activités futures en excluant strictement tout nouveau financement dans des activités carbonées ou polluantes (donnant-donnant) et la structure de défaisance accompagnera la réorientation des bilans ;
 le prix de cession devra être suffisamment bas (décote élevée) pour limiter les pertes publiques et les effets d’aubaine.

Ce type de défaisance assortie de conditions aurait un double effet positif pour la transition : elle lèverait le poids d’inertie au bilan des banques provenant du stock d’actifs échoués et elle réorienterait les flux de nouveaux financements vers un objectif bas carbone. La défaisance et l’action structurelle de recomposition des bilans doivent, dans tous les cas, aller de pair.

Le verdissement des bilans bancaires ne sera pas possible sans un référentiel commun et consensuel, suffisamment granulaire et évolutif. La taxonomie élaborée par la Commission européenne entrera en vigueur courant 2022. Elle est encore loin d’être consensuelle pour des raisons qui tiennent, d’une part, au fait qu’elle définit les secteurs et actifs « verts » mais pas les secteurs et actifs « bruns » et, d’autre part, au traitement du nucléaire et du gaz comme des énergies « vertes » ou « de transition ». Elle n’est pas non plus assez granulaire et reste assez statique alors qu’il faut un référentiel suffisamment évolutif pour prendre en compte et encourager les efforts de transformation des entreprises de tous les secteurs d’activité, financiers et non financiers. La puissance publique va devoir s’impliquer grandement dans l’obtention de ce référentiel commun et dans la notation extra financière qui l’utilisera. Une agence publique gouvernée par l’ensemble des parties prenantes, chargée de noter les actifs selon la taxonomie et de certifier le bilan carbone des banques, apparaît comme la meilleure façon d’y parvenir de manière groupée.

Le verdissement de la régulation bancaire ne sera assurément pas un long fleuve tranquille et se heurtera, entre autres, à des obstacles d’ordre institutionnel dus à la complexité et à l’enchevêtrement des responsabilités entre autorités nationales et supranationales au sein du système de gouvernance européen de régulation et de supervision financières. Le risque de détricotage et de dilution réglementaire est grand dans un espace européen mal intégré, où les principes inscrits dans des actes législatifs de premier niveau peuvent ensuite se retrouver dilués ou défaits par des actes délégués censés accompagner la mise en œuvre concrète de ces principes. On peut choisir d’y voir un sérieux obstacle au verdissement effectif de la régulation financière ou, à l’inverse, là encore une opportunité, dans la mesure où seule une ferme volonté politique de verdissement permettra de repousser ces dangers d’évitement. Il n’y aura pas d’autre choix que d’affirmer cette volonté, sous peine sinon de faire échouer la transition écologique.

Enfin, le verdissement de la régulation bancaire n’est assurément pas le seul levier de la transition écologique, il devra être articulé à celle des politiques fiscale, monétaire et, bien sûr, budgétaire, véritable pivot de la transformation écologique. Ce qu’il est convenu d’appeler le policy-mix va ainsi devoir gagner en intensité et se muer en un véritable policy-mix climatique. Cette articulation nouvelle fera inévitablement évoluer le cadre institutionnel.

Présentations du débat "Comment verdir la réglementation bancaire ?"

A l’occasion de la parution de la note s’est tenu le 24 juin 2022 un séminaire en partenariat avec la Chaire Energie & Prospérité : "Comment verdir la réglementation bancaire ?", le vendredi 24 juin 2022.

Retrouvez ci-dessous les présentations des différents intervenants :

  • Julie Evain, I4CE

  • Michel Cardona, expert associé auprès de I4CE

  • Jézabel Couppey-Soubeyran, Université Paris 1, chaire Energie et Prospérité & Institut Veblen

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