Pour tenter d’enrayer l’effondrement de la biodiversité, les Nations réunies lors du dernier One Planet Summit (Paris, janvier 2021) s’étaient engagées, entre autres mesures, à protéger 30 % des écosystèmes terrestres et marins de leurs territoires respectifs [1]. Une préfiguration de l’accord qui pourrait être conclu lors de la prochaine Conférence des parties à la convention biodiversité (COP15), en 2022 [2].
Cet objectif ambitieux n’en demeure pas moins insuffisant. Sa mise en œuvre repose en effet sur l’extension du réseau mondial d’aires protégées : des espaces délimités et gérés de façon à assurer la conservation de leurs caractéristiques « remarquables », telles que les réserves naturelles ou les parcs nationaux. Or, une part significative des dégradations des terres, premier facteur de perte de biodiversité, a lieu sur des espaces dits « ordinaires » – terres agricoles, prairies ou forêts communes – qui n’ont pas vocation à être couverts par des aires protégées.
Dans ce contexte, la « préservation des terres privées » apparaît comme une stratégie de protection de la biodiversité complémentaire et nécessaire aux yeux de nombreux chercheurs et activistes. Cette expression désigne l’ensemble des actions qui favorisent la conservation de la nature sur le foncier privé, qu’il soit détenu par des individus ou des associations spécialisées.
Un outil peu utilisé en France
Plusieurs dispositifs juridiques permettent de moduler la propriété foncière pour en faire un instrument de protection de la nature (voir « Zoom »). Parmi eux, la « servitude environnementale » connaît un engouement important, notamment parce qu’elle est fortement mobilisée dans plusieurs pays – principalement anglo-saxons. Introduite en droit français sous le nom d’« obligation réelle environnementale » (ORE) en 2016 [3], cet outil prometteur n’a pourtant pas rencontré un franc succès.
L’ORE permet à un propriétaire de s’engager à mettre en œuvre des mesures de protection de la nature à long terme sur son terrain, en signant un contrat avec une personne morale garante de l’intérêt environnemental (collectivité territoriale, association de protection de la nature ou établissement public). Ce dispositif présente trois caractéristiques intéressantes.
D’abord, les mesures sont consenties sur une base volontaire par le propriétaire. Ensuite, le contrat peut stipuler des obligations négatives (de ne pas faire) et des obligations positives (comme l’ouverture du site au public, l’entretien actif d’un ou plusieurs éléments de biodiversité, etc.). Enfin, ces obligations perdurent pour la durée du contrat, y compris en cas de changement de propriétaire, garantissant ainsi une protection durable – jusqu’à 99 ans en France.
L’ORE s’inscrit dans une dynamique récente de contractualisation de la protection de la nature. Son adoption répond d’ailleurs à la demande soutenue d’organisations comme le Conservatoire du littoral ou le Réseau des conservatoires d’espaces naturels qui pointaient du doigt les limites des types de contrats préexistants pour la protection des milieux naturels. Ceux-ci étaient en effet trop précaires, comme les conventions de gestion qui n’engagent que le propriétaire actuel ; trop restrictifs, comme le bail emphytéotique qui prive le propriétaire de l’essentiel des jouissances de son bien ; ou difficiles à mettre en œuvre comme les servitudes conventionnelles (ou servitudes de droit privé), qui exigent que le cocontractant dispose d’un terrain voisin du terrain à protéger (dans le code civil, une servitude privée – ou contractuelle – ne peut être mise en place qu’entre terrains voisins).
Cet outil recèle ainsi un potentiel important puisqu’il étend les moyens d’action des propriétaires comme des cocontractants et leur permet, au-delà des restrictions d’usage prévues par la loi, d’instaurer des pratiques de conservation de la nature adaptées au plus près du terrain. Du point de vue des organisations autorisées comme cocontractants (collectivités locales, associations de protection de la nature ou établissements publics), l’ORE constitue en outre une solution de protection de la biodiversité moins coûteuse que l’acquisition foncière.
Pourtant, cinq ans après son apparition, moins d’une vingtaine de contrats volontaires – non liés à des opérations de compensation écologique – auraient été signés [4].
Exonérations fiscales
Cela s’explique, d’abord, par le caractère récent de ce dispositif encore peu connu. En outre, en dépit du travail de sensibilisation des cocontractants potentiels entrepris par les services de l’Etat, le manque de recul et de jurisprudence laisse planer des doutes sur sa robustesse juridique en cas de contentieux. Mais c’est surtout l’insuffisance des incitations adossées à l’ORE qui est désignée comme le principal frein à son adoption.
Actuellement, le signataire d’une ORE bénéficie d’exonérations sur une partie des taxes qui composent les « frais de notaire » [5] et peut également être exonéré d’une fraction de la taxe foncière sur les propriétés non bâties – sous réserve que la commune ou l’intercommunalité ait délibéré en ce sens.
Or, pour un propriétaire foncier, le fait de restreindre durablement l’étendue du droit de propriété associé à son bien fait peser le risque de le dévaluer. Une moins-value que ces dispositifs ne permettent pas de compenser. L’ORE peine ainsi à convaincre au-delà de la portion congrue de propriétaires disposés à agir par pure éthique environnementale.
Les comparaisons internationales démontrent que le succès des servitudes de conservation est indissociable des politiques publiques qui accompagnent leur déploiement – notamment sur le plan fiscal [6].
Aux Etats-Unis, les servitudes environnementales consenties gratuitement et répondant à certaines conditions ouvrent droit à des déductions d’impôt sur le revenu et d’impôt sur les successions correspondant à la perte de valeur et de revenus qu’elles entraînent. Plusieurs Etats complètent ces mesures fédérales par des déductions sur les taxes foncières ou sur la part de l’impôt sur le revenu qu’ils administrent.
La mise en place de ce régime fiscal généreux à partir du début des années 1980 a entraîné une croissance rapide et continue des signatures de servitudes environnementales. D’après un recensement récent (2015), elles protégeraient aux Etats-Unis 226 000 km² de terres, soit la superficie de la Roumanie ! L’augmentation proportionnelle des dépenses fiscales qui s’est ensuivi a toutefois révélé les limites de cette politique publique. Puisque le coût de l’indemnisation est entièrement supporté par le contribuable, les organismes cocontractants ces servitudes ont presque toujours intérêt à les accepter. L’argent public est ainsi fléché vers des terrains dotés de potentiels de conservation très variables, ce qui pose des problèmes d’acceptabilité croissants.
L’Etat de Nouvelle-Galles du Sud (Australie) a opté pour une politique de préservation des terres privées plus ciblée. Depuis 2016, un organisme parapublic (Biodiversity Conservation Trust) est doté d’un budget dédié à l’indemnisation des servitudes de conservation qui doit être investi selon un objectif de maximisation du « retour écologique sur investissement ».
A cet effet, le potentiel écologique des terrains est évalué grâce à des méthodes de cartographie de la biodiversité. « Si la propriété privée permet d’exploiter, pourquoi ne permettrait-elle pas de protéger ? », interpellait le philosophe Baptiste Morizot en citant l’exemple du travail de l’Aspas7 : une association qui acquiert du foncier pour y créer des refuges fauniques. A côté de ces acteurs remarquables de bonne volonté, des outils juridiques – plus ou moins contraignants – permettent de moduler le faisceau de droits fonciers (voir « Zoom ») pour mieux préserver le patrimoine naturel. Si l’ORE offre à cet égard des perspectives intéressantes, tout porte à croire qu’elle restera peu mobilisée si elle n’est pas intégrée à une politique de préservation des terres privées cohérente et ambitieuse.
Charles Claron est engagé dans une thèse de doctorat en économie de l’environnement financée par l’école des Ponts ParisTech sous la direction d’Olivier Coutard, Harold Levrel et Philippe Billet. La recherche qu’il a précédemment réalisée dans le cadre de son master (AgroParisTech, université Paris Saclay) a remporté le prix Veblen en mémoire de Philippe Frémeaux (édition 2020). Ce travail a été conduit au sein du projet de recherche Idefese, accueilli au Cired et encadré par Harold Levrel, Léa Tardieu et Antoine Missemer.