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« L’économie comportementale, une impasse pour les politiques de développement » : entretien avec Jean-Michel Servet

Entretien avec Jean-Michel Servet

14 octobre 2019

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A l’occasion du débat sur le dernier prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, il nous a paru opportun de republier l’interview avec l’économiste Jean-Michel Servet, réalisée à l’occasion de la parution de son livre L’Economie comportementale en question aux Editions Charles-Léopold Mayer 2018.

Article publié initialement le 11 avril 2018

A l’occasion nous de la parution du livre de Jean-Michel Servet, L’Economie comportementale en question (Editions Charles-Léopold Mayer 2018), nous avons interrogé l’auteur sur sa vision critique de ce courant d’économie.

A l’occasion nous de la parution du livre de Jean-Michel Servet, L’Economie comportementale en question (Editions Charles-Léopold Mayer 2018), nous avons interrogé l’auteur sur les raisons de sa vision critique de ce courant économique.

Le 16 mai, l’Institut Veblen et CESSMA organisent une table-ronde sur le même sujet.

Inst. Veblen : L’économie comportementale est souvent présentée comme une alternative à l’économie standard, un retour aux approches empiriques qui tranche avec les modélisations abstraites. Et pourtant, vous semblez très critique à son égard ?

J-M Servet : L’indéniable succès des économistes comportementalistes doit être inscrit dans le contexte des débats qui ont agité le champ économique dans le sillage de la crise de 2007/08. La profession a été fortement critiquée pour son incapacité à anticiper et à répondre à cette déflagration économique et financière. D’un courant peu connu, le nouveau comportementalisme est alors apparu comme promouvant une sorte de « bonne » économie. Ses adeptes partent toujours d’une question pratique à résoudre puis observent les réactions de « cobayes » humains devant un ordinateur. Ou bien ils restituent les résultats d’expérimentations de terrain a priori semblables aux études cliniques mises en œuvre pour tester l’efficacité d’un médicament. D’où une impression de simplicité.

Toutefois, si l’on va au-delà de la lecture des comptes-rendus généraux des tests et expérimentations, si l’on s’aventure dans les annexes techniques de leurs publications et que l’on entre dans les détails du traitement économétrique des données recueillies, la complexité technique resurgit. Pour ces économistes, c’est d’ailleurs cet envers du décor, cette maîtrise technique, qui rendrait leurs résultats plus probants que ceux obtenus par des enquêtes à caractère qualitatif des socio-économistes par exemple, où celles d’autres sciences humaines et sociales dont l’objectif premier est la compréhension de mécanismes et d’effets systémiques, et non la mesure. La séduction par les chiffres peut donc s’exercer vis à-vis du grand public, des médias et des décideurs d’un côté et vis-à-vis de spécialistes de l’autre.

Cependant, en scrutant comment ces études sont réellement produites, on découvre toute sorte de biais, introduits par exemple par les caractéristiques des « cobayes » étudiés devant l’ordinateur, la façon dont sont contournées les pertes d’effectifs lors des enquêtes, les caractéristiques particulières des lieux des enquêtes pouvant les rendre peu représentatifs, les présupposés implicites des questions posées par les enquêteurs, l’ignorance des particularités culturelles des enquêtés notamment, etc. Et là, l’impression de rigueur scientifique s’estompe. Même si les données recueillies sont traitées rigoureusement sur le plan statistique, les processus ayant abouti à ces résultats restent une véritable boite noire. Les économistes comportementalistes constatent, ils n’expliquent pas. Et quand ils le font, les présupposés de leur explication manifestent une grande conformité à la plupart des dogmes de l’économie standard, présupposés qu’ils prétendent pourtant avoir dépassés.

Quand on décortique ces présupposés en analysant les questions posées et des commentaires des résultats obtenus par test ou expérimentation, on retrouve un homo œonomicus revu et corrigé mais toujours en place. Un seul exemple pour l’illustrer : au cours d’une étude menée auprès de 1300 ménages pauvres à Ahmedabad en Inde, que je présente dans l’ouvrage (p. 137 sq.), les chercheurs ont posé la question suivante : « si un ami perçoit 10 000 roupies aujourd’hui et que son frère reçoit la même somme deux années plus tard, quel est celui qui perçoit le plus ? ». Cette question avait pour objet l’appréhension de la valeur temps et de la monnaie en général. Or presque la moitié des interrogés ont répondu qu’il n’y avait pas de différence entre le fait de recevoir immédiatement ou plus tard. Les économistes ayant mené ce questionnaire ont conclu à une ignorance pouvant conduire à une mauvaise gestion : en se comportant ainsi, les ménages désignés comme pauvres n’étaient pas rationnels... Les chercheurs ne se sont pas interrogés sur les raisons de cette réponse, étonnante pour la doxa économique où l’argent d’aujourd’hui vaut plus que l’argent de demain. Or, on peut supposer que les populations en question se trouvent confrontées au paiement de sommes importantes comme les dots de mariage, etc., un montant correspondant dans les familles pauvres à la somme suggérée. Beaucoup préfèrent ne pas être tentés de dépenser ; et savoir qu’ils pourront faire face plus tard à telle ou telle obligation grâce à elle. L’absence d’une telle interrogation montre qu’au-delà du pragmatisme affiché par ces chercheurs, l’idéologie néolibérale domine l’argumentaire.

Inst. Veblen :Vous consacrez un chapitre entier à décortiquer un cas particulier, à savoir les expérimentations menées au sein des populations pauvres en Inde et aux préconisations qui en sont issues. A travers cet exemple concret, quels principaux problèmes voyez-vous avec les études dites « cliniques » ?

J-M Servet : Effectivement je n’ai pas voulu en rester à des généralités, et me suis donc plongé dans l’analyse d’une expérimentation au sujet de laquelle je pouvais recueillir suffisamment d’informations. J’ai choisi un exemple indien parce que c’est un terrain que je connais par ailleurs ; je suis aussi en contact étroit avec des chercheurs de l’IRD et du CIRAD (en particulier avec Isabelle Guérin) qui, si j’ose dire, ont labouré ce terrain, tout comme un certain nombre d’anciens doctorants et amis qui pouvaient répondre à mes interrogations sur des points précis.[Grâce à Solène Morvant-Roux de l’université de Genève, j’ai pu ainsi faire des comparaisons avec des randomisations menées au Mexique. J’ai également consulté un collègue anthropologue de la London School of Economics ayant fait de recherches dans la zone concernée pour mieux connaître les pratiques locales.]

Le plus consternant, c’est le refus des chercheurs comportementalistes d’entrer en dialogue avec d’autres chercheurs. Par exemple, un chapitre entier de mon ouvrage est consacré à la critique d’une étude portant sur l’expérimentation des effets de la distribution d’une somme sous forme de cash ou sur un compte. Ccomme l’une des auteurs de l’étude en question était professeure à Genève dans le même institut que moi, j’espère ainsi que nous pourrions échanger sur son exemple. Je lui ai transmis les critiques techniques que j’avais formulées. Je n’ai jamais reçu de réponse. Des années plus tôt, j’ai essuyé le même refus de la part de l’équipe d’Esther Duflo implantée en Inde pour y mener ses premières randomisations, alors qu’à l’époque je n’avais aucun a priori fort contre ce type de recherche.

Autre exemple que j’évoque dans le livre concerne la double étude menée au Maroc, commandée par l’Agence française de développement à la fois à un groupe de chercheurs randomisateurs et à un groupe de socioéconomistes. Les résultats des expérimentations ont été communiqués par l’AFD aux socioéconomistes, mais quand ces derniers ont invité les randomisateurs à débattre de leurs résultats respectifs, ils ont essuyé un refus. Les randomisateurs ont même refusé que l’autre groupe soit présent lors de la présentation de leur étude ! Même chose dans les publications scientifiques qui ont suivi : les socio-économistes citent les randomisateurs alors que ceux-ci ne les citent pas. Le problème n’est donc pas personnel, il s’agit de la façon dont les nouveaux comportementalistes travaillent.

Pour résumer, les limites des travaux des économistes comportementalistes me paraissent se situer à trois niveaux. D’abord, elles tiennent à la technique de randomisation ou au choix des « cobayes » étudiés devant l’ordinateur. Ensuite, il en va de l’attitude « hégémonique » des économistes par rapport aux autres sciences de la société. Enfin, il y a une limite idéologique ; c’est celle de penser à partir de l’individu et d’ignorer les dépendances au global, d’ignorer les effets systémiques positifs pour les uns et négatifs pour d’autres.

Compte tenu des limites de la méthode, on peut s’interroger sur le rapport qualité-coût de ce type d’enquête par rapport à d’autres méthodes d’investigation. Les budgets de recherche des sciences sociales peuvent-ils se permettre de dépenser un demi-million d’euros pour des résultats aussi limités, surtout si cela se fait au détriment d’autres méthodes, qui sont à mon sens plus utiles pour la société ?
Je ne sais combien de temps durera la séduction. Il est intéressant en tout cas de noter que les objets de leurs études évoluent au fil du temps. Ils sont moins déterminés par un projet scientifique global que par la demande de certaines institutions publiques ou privées.

Inst. Veblen : Si l’économie comportementale représente à vos yeux une impasse intellectuelle coûteuse, quelles autres voies préconisez-vous pour redéfinir les politiques de développement ? Notamment, pour répondre aux défis liés au changement climatique et à la pression croissante sur les ressources ?

J-M Servet : J’y consacre une partie du dernier chapitre de l’ouvrage. Répondre aux défis essentiels que vous évoquez nécessitent une pensée systémique qui intègre les interdépendances ; donc des connaissances diverses. Cette pensée doit être substantive au sens de Karl Polanyi, c’est-à-dire que l’accent doit être mis sur les articulations permettant de comprendre les contraintes des humains et de leur vivre ensemble. La question n’est évidemment pas nouvelle. On peut remonter à Aristote ou à Platon pour trouver des éléments de réponse. Si on se limite à l’invention des sciences sociales depuis le XVIIIe siècle, cette réflexion doit s’appuyer, vu la multiplicité des démarches, sur de véritables collaborations interdisciplinaires où les compatibilités et les limites des hypothèses de chacun sont posées et reconnues. L’interdisciplinarité n’est pas un magma qui agglomère les regards et les compétences des uns et des autres ; elle se réalise par la confrontation intellectuelle et les collaborations qui permettent de saisir les apports et les limites de chacun.

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