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Retour sur la votation suisse « Pour une économie durable et fondée sur une gestion efficiente des ressources (économie verte) »

Par Dominique Bourg, Université de Lausanne, Institut de géographie et durabilité*

Dominique Bourg, 18 octobre 2016

Limiter notre consommation de ressources, en dépit de tout ce qu’on sait sur l’état de la planète, en dépit du fait que tôt ou tard nous y serons contraints, parait un rêve fou d’écologiste, et répugne tant aux milieux d’affaires, aux politiques, à la remorque comme il se doit, qu’à la plupart des citoyens.

Et pourtant, c’est bien ce qu’ont proposé les Verts locaux au peuple suisse, avec l’initiative populaire soumise à votation le 25 septembre, et intitulée : « Pour une économie durable fondée sur une gestion efficiente des ressources ». Cette proposition, envisageait de construire une économie circulaire en encourageant la recherche, en imposant des normes au processus de production, aux produits et aux déchets, et en recourant à des incitations fiscales en matière de consommation.

L’objectif suivant aurait ainsi été inscrit dans la constitution : « L’empreinte écologique de la Suisse est réduite d’ici à 2050 de manière à ce que, extrapolée à la population mondiale, elle ne dépasse pas un équivalent planète. » Au début de chaque législature, la Confédération, comme les cantons et les communes, auraient ainsi dû dresser un bilan et édicter les mesures nécessaires à atteindre, progressivement, cet objectif. Que les économistes mainstream, et autres bien pensant et militants de la destruction planétaire, se rassurent, cette initiative n’a pas été acceptée (rejetée par 63,6 % des suffrages, mais approuvée à Genève ou Lausanne). Elle n’avait d’ailleurs aucune chance de l’être. Une initiative ne peut en effet être adoptée qu’à deux conditions : obtenir la majorité des suffrages exprimés, ce qui était de l’ordre du possible, mais aussi celle des cantons, ce qui était fort improbable.

Traduire politiquement l’existence de limites planétaires

Mais peu importe ce revers. Revenons sur cette intéressante initiative. C’est la première tentative, à l’échelle mondiale, de traduire en politiques publiques, une limite planétaire. Rappelons au lecteur la signification des limites planétaires. Celles-ci constituent autant d’indicateurs du basculement dans l’Anthropocène, à savoir cette ère nouvelle dans laquelle nous entrons depuis les années cinquante, en raison du caractère désormais massif de nos activités sur et au sein du système Terre. L’Anthropocène signifie la sortie de l’ère précédente, l’Holocène, qui aura été caractérisée par une stabilité notamment climatique relative, laquelle aura permis l’essor de l’agriculture, et partant celui des grandes civilisations. Au premier chef de ces limites dont le franchissement nous fait basculer dans l’aventure planétaire, figurent le dérèglement climatique et l’érosion du biote sauvage et de la diversité génétique des populations. Avec cette difficulté typiquement environnementale que rien n’empêche de tels franchissements. Ils sont indolores durant des décennies et ceux qui en profitent ne sont pas ceux qui passeront à la caisse, et ce durant des générations. Ce premier coup d’essai mondial mérite donc d’être connu et salué.

L’éternelle quête du découplage

Cette initiative, non dans son objectif, mais par les moyens envisagés, est cependant sujette à critique, même si l’on comprend qu’il aurait été difficile de faire autrement, pour des raisons électorales évidentes. L’initiative met en avant la « gestion efficiente » des ressources, ce qui revient à emboiter le pas du vieux développement durable et de son Graal, le découplage entre la croissance du PIB d’un côté, et la croissance de la consommation de ressources de l’autre. Evidemment le découplage en question n’a jamais eu lieu. Pire, comme le rappel un récent rapport de l’ONU (Global Material Flows and Resource Productivity), c’est même le contraire qui se produit [1]. Depuis les années 2000, la consommation de ressources croit même, à l’échelle mondiale, plus vite que la croissance du PIB. En cause la consommation croissante des classes moyennes émergentes des puissances économiques elles-mêmes émergentes.
Plus généralement, cet objectif de découplage ne saurait être atteint pour deux raisons. La première renvoie à l’effet rebond et la seconde aux limites à l’efficacité du recyclage. La chose est connue depuis l’étude de Jevons sur la question du charbon, les gains de productivité mesurés à l’échelle des unités produites débouchent sur une augmentation des flux globaux. Produire un bien ou un service avec moins de ressources abaisse le coût d’accès au marché et permet l’accroissement de la demande quant au bien ou service en question. Moins connue est la seconde limite mise au jour par les travaux de François Grosse [2]. Ce qui conditionne l’efficacité du recyclage, ce n’est pas seulement son pourcentage, mais en premier lieu le taux de croissance des flux de matière entrant dans l’économie. Effectivement, on ne recycle un matériau quelconque qu’après un temps de résidence dans l’économie. Or, plus le taux de croissance de l’économie est élevé, et plus l’écart entre la production et la consommation d’un matériau donné lors de son entrée dans le système et lors de sa sortie du système économique croit. On aurait beau recycler trois quarts du cuivre, soit 6 sur 8 millions de tonnes par rapport à la quantité entrante il y a 40 ans, toujours est-il que 40 ans après sa production-consommation s’élève à 16 millions de tonnes ; il convient donc d’en extraire à nouveau 10 millions. Ce qui explique que la totalité du fer recyclé durant tout le 20ème siècle n’ait jamais épargné que 5 % de la matière extraite durant ce même 20ème siècle. Au-delà de 1 % de taux de croissance du Pib , voire de 0,5 %, le recyclage perd son efficacité. Voici les deux raisons pour lesquelles on ne saurait attendre de l’augmentation de l’efficience de l’usage des ressources une baisse de l’empreinte écologique et une économie circulaire.

Est-ce à dire qu’il faille abandonner le progrès technique ? Certainement pas, mais ce dernier change radicalement de sens lorsqu’il n’a plus pour but de nourrir la croissance indéfinie de l’économie. Dans le cadre d’un système économique où on veillerait à stabiliser la hauteur des flux entrant dans le système, le progrès permettrait d’accroitre le nombre d’usagers et de bénéficiaires d’une quantité fixe de ressources. Très concrètement, nous étions aux alentours d’une planète durant les années soixante-dix. Mais un taux de recyclage plus important et un usage plus efficient des ressources, y compris avec l’économie de fonctionnalité, nous permettraient de satisfaire des besoins équivalents pour un plus grand nombre de personnes.

Une initiative courageuse

Deux choses encore. Les Verts suisses sont-ils malhonnêtes en n’avertissant pas les électeurs du tournant que finiront par prendre les mesures destinées à atteindre l’objectif d’une planète ? Non en ce qu’ils cherchent à protéger la population contre elle-même et surtout parce que les mesures contraignantes n’apparaîtront que lorsque nous entrerons dans le dur des problèmes, et lorsque la finitude des ressources s’imposera aux yeux de tous. Et par ailleurs, rappelons in fine une évidence oubliée par ces temps de propagande transhumaniste. Nous ne pourrons jamais migrer, et qui plus est en masse, vers une autre planète. Sur Mars le voyage serait très long (sic) et il faudrait des milliers ou centaines de milliers d’années pour terraformer cette planète (difficile à évaluer sans retour d’expérience) ; il en est sans doute d’habitables dans le vaste univers, mais au mieux à quelques centaines des milliers, voire de millions d’années-lumière… Quant à aller chercher des métaux sur la Lune, il convient de s’interroger sur l’énergie et les matériaux eux-mêmes nécessaires à un tel pont aérospatial…

* Dominique Bourg est notamment l’auteur avec Alain Kaufmann et Dominique Méda de « L’âge de la transition, en route vers la reconversion écologique », Actes du colloque de Cerisy, Institut Veblen/Les petits matins, à paraitre le 6 octobre 2016.


[1Voir aussi à ce sujet « Produire plus, polluer moins : l’impossible découplage ? », par Thierry Caminel, Philippe Frémeaux, Gaël Giraud, Aurore Lalucq et Philippe Roman, introduction de Géraldine Thiry et Dominique Méda, Institut Veblen/Les petits matins, 2015.

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