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Edito Mai 2016

Renouer avec la macro-économie grâce à Hyman Minsky

Aurore Lalucq, 18 octobre 2016

La macro-économie n’intéresserait plus vraiment les économistes, surtout les plus jeunes d’entre eux. Le cercle des économistes s’en est d’ailleurs ému récemment à l’occasion de la remise du prix du jeune économiste, jugeant inquiétant ce désintérêt massif pour la « macro » (en particulier pour les phénomènes de déflation, la stagnation séculaire, l’avenir de la zone euro). Il faut dire que cette discipline a été particulièrement malmenée ces dernières décennies.

La révolution keynésienne proprement dite n’aura en fait duré que quelques années, rapidement avalée et digérée par la théorie néo-classique à travers le modèle IS-LM [1] qui ne reprendra que ce qu’il était capable de reprendre de Keynes : la politique budgétaire et monétaire, le chômage. Par la suite, les hypothèses micro-économiques vont être réintégrées à la macro-économie au point d’en faire un outil relativement inutile et hors-sol, incapable de prévoir les crises car ne prenant pas en compte les dimensions financières et bancaires dans ses modèles, ou alors de manière très spartiate.

La révolution keynésienne n’a pas eu lieu

Pour Hyman Minsky, fin connaisseur de Keynes, la révolution keynésienne n’a même jamais vraiment eu lieu. Il n’avait d’ailleurs de cesse de répéter que nous vivons en réalité encore dans un monde pré-keynésien. Et il avait vu juste. L’essentiel de la pensée de Keynes a été laissé de côté et n’a uniquement été retenu du keynésianisme que le « réglage fin » (fine tuning) dans sa version la plus caricaturale : dépenser de l’argent public quand tout va mal, économiser quand tout va bien – bientôt réduit par ses adversaires, comme par certains de ses partisans, à « dépenser » tout court.

Les réflexions les plus fondamentales de Keynes, celles sur la monnaie, le capital, l’investissement, le lien entre déficit public et excédent privé, l’importance à accorder à l’endettement privé, l’impossibilité de régler le niveau de l’emploi sur le marché du travail, la nécessité d’empêcher la libre circulation des capitaux afin de permettre des politiques sociales indépendantes et généreuses, ont été oubliées. Rien de ce qui fait l’essence même de la pensée keynésienne ne sera vraiment intégré à la macro-économie. Et ce ne sera finalement qu’un ersatz de révolution keynésienne qui sera balayé par la contre-révolution monétariste de Milton Friedman et Robert Lucas.

Minsky au-delà de l’instabilité financière

La crise de 2008 a laissé la très grande majorité des analystes financiers relativement nus. Aucun des économistes qui « comptent » n’avait prévu la crise. Il fallait aller voir ailleurs pour trouver des économistes qui l’avaient, eux, bel et bien vue venir. Allez voir du côté de ceux qui n’avaient pas recours aux modèles standards, du côté du Center for Economic and Policy Research (CEPR) de Washington par exemple et de Dean Baker en particulier.

Nus, les analystes financiers se rappelèrent alors (on ne sait trop comment) de cet oiseau de mauvais augure qui les avertissait dès les années 1950 (alors que la régulation financière était très contraignante) puis à nouveau dans les années 1980 (en pleine dérégulation financière euphorique), autrement dit jamais au bon moment, que « Cela » (It) pouvait à nouveau arriver. Cela désignant la crise. Mais pas n’importe laquelle, une grande crise, comparable à celle de 1929.

La presse financière, du Wall Street Journal au Financial Times, titra sur le désormais fameux « Minsky moment ». Des articles y détaillaient le « paradoxe de la tranquillité » (c’est durant les phases de prospérités que se préparent les crises), les trois phases de financement de l’économie (financement prudent ou couvert, financement spéculatif et financement à la Ponzi) dont la succession mène inéluctablement au « Minsky moment », point de retournement et début de la crise.

La crise financière de 2008 avait enfin son théoricien. Mais qu’en avons-nous fait ? Si peu jusqu’à présent. Particulièrement en Europe, et en France, où la concentration bancaire s’est renforcée. Tant est si bien qu’au lieu d’être derrière nous, la crise est devant nous comme l’a récemment rappelé à juste titre Laurence Scialom lors d’une conférence à l’OCDE.

Mais il y a pire encore. Nous risquons de reproduire avec Minsky l’erreur que nous avons faite avec Keynes : survoler ses écrits et le réduire à son hypothèse d’instabilité financière. Lisons Minsky, lisons-le vraiment, comme le martèlent Laurence Scialom et Jézabel Couppey-Soubeyran, et renouons par-là même avec le débat économique.

Une macro-économie stimulante

« Le pluralisme en économie est un impératif démocratique » explique André Orléan, président de l’Association française d’économie politique (Afep), et préfacier à l’édition française de l’œuvre maîtresse de Minsky : Stabiliser une économie instable (Les petits matins/Institut Veblen, 2016). Un impératif démocratique et intellectuel, car si la macro-économie minskienne est si peu conventionnelle, si stimulante, c’est notamment parce que parmi ses maîtres à penser figuraient aussi bien Keynes que Schumpeter ou Leontief.

En effet, Minsky n’était pas seulement en avance sur son temps. Il proposait également un cadre complet de réflexions sur le caractère déstabilisant de l’investissement, sur la taille des entreprises et des banques (pour financer des PME il faut de petites banques, aimait-il à rappeler), un regard critique sur les transferts sociaux et une préférence pour la proposition d’employeur en dernier ressort, une méfiance vis-à-vis de l’inflation, une analyse des conséquences déstabilisatrices liées de la co-existence de deux systèmes de prix (celui des biens et services, et celui de la finance) au sein de nos économies, et une définition de l’objectif des politiques économiques qui devrait être celle du plein-emploi et non la croissance. Lire Minsky c’est donc avant tout renouer avec la macro-économie, un exercice de pensée exigeant ; mais c’est aussi renouer avec des auteurs qui – quel que soit notre regard sur leur travail – nous stimulent et laissent peu de place à la paresse intellectuelle ou au simplisme. [2]

Aider les étudiants à faire carrière en macro-économie

C’est en outre grâce aux équipes du Levy Institute, à celles de l’Université du Missouri à Kansas City (UMKC), aux économistes post-keynésiens et régulationnistes, bref aux chercheur(e)s « hétérodoxes », auxquel(le)s il faut rendre hommage, que la pensée minskienne s’est perpétuée malgré la domination sans partage du mainstream, au point d’intéresser certains étudiants à cette réflexion non conformiste ( voir The Minsky’s par exemple).
Une dynamique qu’il est essentiel de soutenir si nous voulons que les jeunes économistes travaillent entre autres à combler les « trous noirs » macro-économiques listés par le cercle des économistes tels que l’avenir de la zone-euro ou la politique économique en situation de quasi-déflation. Il s’agirait pour y parvenir de soutenir les cursus pluralistes et d’aider les chercheurs hétérodoxes à faire carrière, comme le proposent des collectifs d’étudiants (Peps-economie notamment) et l’Afep. Pour que de nouveaux Minsky puissent faire vivre la pensée économique et nous aider à mieux comprendre le monde. En la matière l’aide du cercle des économistes s’avèrerait probablement déterminante. Et nous l’appelons de nos vœux.


[1Modélisation reposant sur des agrégats nationaux, mettant en relation d’une part l’investissement et l’épargne (IS), et d’autre part l’offre et la demande de monnaie (LM), et qui intègre la possibilité d’une situation de chômage en situation d’équilibre sur les marchés des biens et de la monnaie. Il s’agit en fait d’un modèle néo-classique d’équilibre général ayant intégré certains apports du keynésianisme, comme le multiplicateur d’investissement ou la préférence pour la liquidité.

[2Pour en savoir plus sur la macro-économie hétérodoxe, on peut notamment lire le livre de Sébastien Charles : Macroéconomie hétérodoxe. De Kaldor à Minsky,
Ed. L’Harmattan, 2006.

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