L’éditorial de L’Economie Politique n°100, en librairie le 23 novembre
Les causes sont connues, les risques aussi désormais, et pourtant les solutions peinent à s’imposer politiquement, ce qui explique sans doute le sentiment d’impuissance collective qui domine notre débat contemporain sur la crise écologique. Nous l’avons vu encore cette année avec la bataille autour du règlement européen sur la restauration de la nature, le Parlement européen supprimant, surtout avec les voix de la droite et de l’extrême droite, tous les objectifs de restauration qui concernaient les terres agricoles, au prétexte de préserver la « souveraineté alimentaire » et visiblement sous la pression des lobbies agroalimentaires. De même, les eurodéputés ont interdit l’utilisation des fonds de la Politique agricole commune (PAC) pour financer des mesures de restauration. Décidément, l’être humain reste réticent à l’idée de partager avec la nature une partie des ressources qu’il lui prélève.
Cet échec ou demi-échec politique, selon le point de vue, nous rappelle qu’il faut continuer de promouvoir une alternative et positive de l’avenir, où le « développement » n’est plus seulement humain, mais tient réellement compte du bien-être des autres espèces. C’est ce que propose le centième numéro de L’Economie politique en mettant en débat l’idée d’une « économie de la coévolution ».
Dans les sciences du vivant, ce terme de coévolution désigne des processus naturels, des boucles de rétroaction qui créent des interdépendances entre plusieurs espèces à la fois. Trans- posé à l’économie, il invite l’humain à repenser radicalement ses relations matérielles avec les autres espèces, et de ce fait ses institutions et le cadre normatif qui les sous-tend. La question est naturellement ancienne et apparaît sous des appellations variées, mais l’économie de la coévolution propose une vision d’ensemble des rapports entre l’homme et la nature [1]. Comme l’écrivent Harold Levrel et Antoine Missemer dans l’article qui ouvre ce numéro, notre système de reproduction des ressources matérielles ne peut plus être pensé uniquement comme étant au service exclusif du bien-être humain ; le contrat social doit se muer en ce que Michel Serres appelait le « contrat naturel ».
Repenser l’économie politique à l’aune de la crise écologique
Si le terme de coévolution est souvent associé au nom de l’économiste américain Richard Norgaard, l’idée sous-jacente est naturellement plus ancienne. Comme le rappelle Arnaud Orain dans ce numéro, la réflexion sur l’économie n’a pas toujours été aussi aveugle aux équilibres des milieux naturels, aux pratiques productives locales ou aux interdépendances entre l’activité humaine et les écosystèmes. Nous pouvons aujourd’hui nous inspirer de tous ses « savoirs perdus de l’économie » [2], éclipsés peu à peu par l’économie politique telle qu’elle s’est formée à partir des Lumières, aspirant à des « lois » abstraites et de plus en plus déconnectée de la nature.
Reste à savoir comment faire avancer l’idée de la coévolution dans le contexte actuel. Pierre Brunet s’intéresse au rôle du droit comme levier de changement, et plus précisément à la tendance actuelle chez les juges et les législateurs d’accorder à la nature le statut de sujet de droit. Dans certains cas, ces droits permettent d’instaurer les conditions d’une coévolution, par exemple en limitant l’emprise de la propriété privée sur la nature ou en réglant des conflits locaux autour de la gestion des ressources.
L’économie de la coévolution a aussi besoin de ses méthodes propres, capables de relier de façon pertinente les réalités physiques aux variables économiques. La tâche est complexe, et nous en avons déjà parlé au sujet de la macro-économie (n° 98 de L’Economie politique) ou de la comptabilité (n° 93). Ici, Lauriane Mouysset présente les modèles bioéconomiques, en prenant le cas du modèle LandBird utilisé pour guider les arbitrages politiques dans le domaine de la politique agricole. Ces modèles se prêtent mieux à l’exercice que l’évaluation monétaire classique en ce qu’ils tiennent compte de la dynamique des processus biologiques. Une façon très différente d’intégrer la coévolution dans la théorie économique est proposée par Romain Espinosa. L’auteur montre comment, face à la nouvelle sensibilité à la condition animale exprimée dans nos sociétés, les économistes intègrent le bien-être des animaux dans les calculs du bien-être social, autrement dit dans le cadre conceptuel de l’économie standard. Il existe donc plusieurs manières de « fonder » une décision économique allant dans le sens de la coévolution.
Ces rapports entre l’homme et la nature s’entremêlent avec les rapports entre les humains eux-mêmes : laisser une place aux non-humains revient à renoncer à une partie de l’exploitation actuelle, ce qui paraît plus facile si les efforts de sobriété et de renoncement sont partagés équitablement au sein de la société. Pour Alexandre Berthe, la coévolution exige ainsi de s’attaquer aux multiples formes d’inégalités environnementales, à la fois aux conséquences des politiques environnementales, aux impacts de la consommation des différents groupes sociaux et à l’inégale participation aux décisions.
Enfin, il paraît difficile de parler de la coévolution sans faire le lien avec l’écodéveloppement de feu Ignacy Sachs, économiste du développement et fondateur du Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired), décédé cette année. Catherine Figuière analyse finement les points communs entre les deux approches, à commencer par la perspective de soutenabilité forte et l’intérêt porté au contexte particulier, à la culture locale et aux réalités physiques des territoires étudiés.
[1] Voir aussi l’ouvrage de Harold Levrel et Antoine Missemer qui a inspiré le présent dossier, L’économie face à la nature : de la prédation à la coévolution, Les Petits Matins/InstitutVeblen, janvier 2023.
[2] Arnaud Orain, Les savoirs perdus de l’économie. Contribution à l’équilibre du vivant, Gallimard, 2023.