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Revivre les débats de la conférence « Beyond Growth » au Parlement Européen, 15-16-17 mai 2023

Layla Hallak & Julien Salama, 29 mai 2023

Plusieurs milliers de personnes se sont rassemblé au Parlement européen et en ligne, entre le 15 et le 17 mai dernier, à l’occasion de la conférence “Beyond-Growth”. Organisée à l’initiative de l’eurodéputé Vert-ALE Philippe Lamberts, elle a été soutenue par 19 eurodéputés·es venant de cinq groupes parlementaires et de nombreuses organisations de la société civile, dont l’Institut Veblen ; nous avons publié pour l’occasion un numéro spécial de l’Economie politique, ainsi que la « lettre Mansholt » de 1972, dont l’actualité brûlante a été rappelée par Dominique Méda lors de la plénière de clôture.

La participation de hauts responsables de l’Union européenne, à commencer par la Présidente de la Commission Ursula von der Leyen, signale que la question de la croissance et de ses limites est entendable non seulement par des chercheurs et la société civile mais également par certains responsables politique. Citons l’étonnante Sirpa Pietikäinen, ancienne ministre finlandaise de l’environnement et membre de la droite européenne, dont les positionnements ambitieux en la matière dénotent avec la tendance dominante au sein de sa propre famille politique (le Parti populaire européen).

Naturellement, la présence de personnalités politiques de haut niveau ne valait pas toujours approbation du message de fond portée par les organisateurs·trices. La conférence a ainsi été ouverte par Roberta Metsola, une conservatrice maltaise et présidente du Parlement européen, dont le discours sur la nécessité de la croissance économique a fait souvent réagir l’audience. Idem pour Valdis Dombrovskis, commissaire européen au Commerce, et Paolo Gentiloni, commissaire à l’Economie, qui ont dû faire face les jours suivants aux huées d’une salle visiblement remontée par leurs appels pour une croissance « smart, verte, inclusive ».

Quelques brèches ont cependant été ouvertes par Ursula Von der Leyen elle-même, qui a centré son discours sur le rapport Meadows pour le Club de Rome en affirmant qu’un « modèle de croissance fondé sur les énergies fossiles est tout simplement obsolète » : une critique qui laisse cependant entendre qu’une autre croissance, fondée sur d’autres configurations énergétiques, serait possible. Notons surtout que von der Leyen a affirmé que la croissance n’est pas « une fin en soi », et que le bien-être ne saurait se résumer au seul indicateur économique quantifiant la richesse produite chaque année (PIB).

La composition des intervenants·es des plénières et des panels était souvent remarquable, rassemblant des experts·es et praticiens·nes d’un large ensemble de thématiques abordées sous le prisme de la post-croissance : les nouveaux narratifs, l’industrie et l’énergie, les entreprises et la finance, le travail, le Sud global, les inégalités de genre, ou encore l’Etat-Providence. En plus des représentants de la Commission et des eurodéputés organisateurs·trices, il y avait ainsi des syndicalistes (le syndicat européen des TPE-PME et le European Trade Union Confederation), des activistes (Adelaide Charlier, Vandana Shiva…), des chercheurs·euses (Kate Raworth, Joseph Stiglitz, Tim Jackson…), des organisations de la société civile (Finance Watch, Négawatt, Oxfam…), des représentants·es du secteur privé (Eva Sadoun, Philippe Zaouati), et des représentants de gouvernements étrangers (le ministre néo-zélandais du climat, l’ambassadeur du Brésil auprès de l’UE), et d’organisations internationales (Banque Mondiale, Organisation mondiale du commerce). Quelques commentateurs·trices ont cependant noté le manque de perspectives venant du Sud global, ainsi que la relative absence des travailleurs.

Notons aussi que la couverture médiatique de l’évènement semble étonnamment en décalage avec le caractère inédit d’un tel évènement, bien que cela reste une thématique de niche ; ainsi, d’après Julia Steinberger, économiste et co-autrice du 3ème groupe de travail du GIEC, aucun des journalistes présents qu’elle a sollicité n’a pu publier d’article sur la conférence, faute d’accord de leurs rédactions.

« Post-croissance » vs « décroissance »

L’expérience d’une « Post-growth conference » avait déjà été tentée en 2018, avec moins de succès, et l’ampleur de la « Beyond Growth Conference » 2023 interroge sur les suites politiques et institutionnelles d’une notion qui est à la fois un mot d’ordre, un champ de recherche académique, et un mouvement politique. Mais un certain nombre d’ambiguïtés demeurent sur son contenu, ses usages, et sa relation aux termes qui y sont connexes.

Quelques sondages à main levée, réalisés durant les tables-rondes, ont montré que les participants ne considéraient pas la croissance verte comme option sérieuse, tandis qu’ils plébiscitaient largement la post-croissance ou la décroissance. Ces deux termes, aux côtés de « l’économie du bien-être », semblent encore relativement interchangeables ; « post-growth » y semblait toutefois marquer une position modérée, ou intermédiaire, entre décroissance et croissance verte. « Degrowth » semble à l’inverse y être employé avec un degré de radicalité assumé, souvent associé à des revendications anticapitalistes, décoloniales, féministes et antiracistes. On peut donner quelques exemples de ce large spectre des usages constatés durant la conférence : Paolo Gentiloni et Virginijus Sinkevicius, le commissaire à l’environnement, aux océans et à la pêche, ont ainsi évoqué la nécessité d’aller au-delà du PIB (« beyond GDP ») ; Ursula Von Der Leyen a affirmé que l’économie sociale de marché à l’européenne permettait d’aller « beyond growth » ; Jason Hickel, l’anthropologue et figure de proue de la décroissance a lui choisi de parler de « post-growth » dans ses interventions alors que c’est plutôt la « décroissance » qu’il emploie dans ses travaux. L’activiste Anuna De Wever y a quant a elle employé sans détour « degrowth », l’articulant aux éléments discursifs plus traditionnels de l’écologie politique et de la gauche radicale.

En résumé, les attentes du public étaient fortes, au risque parfois de l’expression d’une certaine frustration dans les prises de parole. Difficile d’enchaîner une plénière où un discours sur le dépassement du capitalisme est applaudi, puis une table-ronde où des eurodéputés font dialoguer chercheurs, entreprises et société civile sur l’évolution de la réglementation financière ou de l’activité des multinationales. Cette conférence acte la progression de la post-croissance dans la bataille culturelle, mais pose la question de sa capacité politique et stratégique réelle à transformer nos systèmes économiques.

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