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« On ne soutient pas l’emploi en dévalorisant les métiers » : entretien avec Clément Carbonnier

Clément Carbonnier & Layla Hallak, 23 mars 2021

A l’occasion de la parution du livre « Deux millions de travailleurs et des poussières », des économistes François-Xavier Devetter et Julie Valentin, nous avons demandé à Clément Carbonnier, professeur d’économie à l’université Paris 8 et co-directeur de l’axe « Politiques socio-fiscales » du laboratoire LIEPP à Sciences Po, de comparer la situation des métiers de nettoyage à celle des services à la personne, qu’il a étudiés avec la politiste Nathalie Morel dans « Le retour des domestiques » (Seuil 2018).

L’Institut Veblen : Le livre de François-Xavier Devetter et Julie Valentin fait le constat d’une forte augmentation des emplois liés au nettoyage et à l’entretien depuis les années 1980, mais aussi et surtout d’une dégradation des conditions de travail pour les métiers concernés, notamment sous l’effet de l’externalisation organisée massivement par les entreprises. Qu’en est-il des emplois de service à la personne ?

Clément Carbonnier : L’accroissement des effectifs est visible dans les deux secteurs mais il est bien plus prononcé dans le cas des services à la personne. Les auteurs montrent par exemple (tableau 1 p. 29.) une croissance de 58% des effectifs d’agents d’entretien entre 1984 et 2017, là où le nombre d’aides à domicile a augmenté de 434% pendant la même période. Les raisons d’une telle croissance sont en partie les mêmes : il s’agit de services essentiels dont la production est avant tout humaine et qui nécessitent toujours un plus grand nombre de travailleurs pour être accomplis.

En ce qui concerne la croissance spectaculaire des services à la personne, il faut distinguer deux causes bien différentes. D’une part, dû notamment au vieillissement de la population, de plus en plus de personnes dans nos sociétés se retrouvent en situation de perte d’autonomie. Ces nouveaux besoins ne sont satisfaits que partiellement, faute de financements publics suffisant pour aider les personnes qui ne peuvent s’offrir les services proposés par le marché. D’autre part, comme nous le montrons avec Nathalie Morel dans « Le retour des domestiques » (Seuil, 2018), la majorité des services à la personne bénéficiant d’aides publiques sont des services d’entretien (ménage, repassage, jardinage…) demandés par des personnes qui n’ont pas du tout perdu leur autonomie. Cette demande vient d’une fraction de la population qui a vu ses revenus augmenter et qui délègue de plus en plus à des travailleurs domestiques, que ce soit pour se focaliser sur leurs activités professionnelles ou pour avoir plus de temps libre.

Quant à l’évolution des conditions de travail, dans le cas des services à la personne elles varient surtout selon qu’il s’agit d’emploi direct (particulier-employeur) ou d’une intermédiation où le travailleur est salarié par une entreprise prestataire. Elles sont nettement moins mauvaises en ce qui concerne les prestations intermédiées que pour l’emploi direct : les particuliers ne sont pas de bons employeurs ! Ainsi, les salariées du particulier-employeur ont en moyenne des temps encore plus partiels et encore moins de formation continue que les salariées des entreprises de prestation de services d’entretien. Elles bénéficient également moins de l’ensemble des droits sociaux et de la protection du travail généralement liés à l’emploi salarié.

Quel rôle les politiques de l’emploi ont-elles joué dans le développement de ces métiers « bon marché » en France ?

C.C. : Les politiques de soutien étaient originellement des politiques sanitaires, orientées vers les personnes fragiles (personnes âgées ou handicapées, jeunes enfants…). Le changement d’orientation peut être daté au début des années 1990, avec la création du crédit d’impôt pour l’emploi à domicile, qui est encore aujourd’hui la principale aide publique proposée au secteur. La loi sur les « emplois familiaux » de 1991 a créé cette réduction d’impôt de 50 % du montant des dépenses engagées pour l’achat (direct ou intermédié) de services à domicile. [1]

Depuis, la réduction d’impôt a été transformée en crédit d’impôt, ce qui réduit en théorie certaines injustices (les ménages non imposables ne bénéficient pas des réductions d’impôt mais peuvent bénéficier des crédits d’impôt). Toutefois, cette modification n’a que très peu changé le profil des bénéficiaires effectifs de l’avantage fiscal, car seuls les ménages aisés peuvent financer les 50 % non pris en charge (et avancer les 50 % ultérieurement remboursés).

Au fil des ans, d’autres dispositifs fiscaux s’y sont ajoutés, par exemple l’exonération des cotisations sociales, aujourd’hui réservée aux services à destination des publics fragiles. La majorité des services à la personne bénéficie également d’un taux de TVA réduit à 10 %, tandis qu’un taux à 5,5 % s’applique aux activités d’assistance dans les actes quotidiens de la vie des personnes âgées et handicapées (à l’exclusion des soins). La déclaration simplifiée grâce à la mise en place du « chèque emploi service universel » (CESU) permet aussi de faciliter l’emploi direct dans le cadre du particulier-employeur.

Ces politiques impactent la qualité des emplois de plusieurs manières. D’un côté, se focalisant uniquement sur le coût des services, elles renforcent l’idée de métiers non qualifiés qui ne « vaudraient pas le prix ». A travers les fortes incitations offertes aux particuliers-employeurs, elles incitent aussi à des formes d’emploi où le travail salarié est le moins protégé. De l’autre, elles ne font pas assez pour protéger les salariés et leur assurer des conditions de travail et de rémunérations décentes, mettant de fait les entreprises prestataires en concurrence tarifaire avec le particulier-employeur et n’imposant ainsi pas à ces entreprises l’intégralité des protections qu’on pourrait attendre.

En France, ces politiques ont souvent été justifiées par la lutte contre chômage. Qu’en est-il à votre avis ?

C.C.  : Effectivement, le développement des services à domicile a souvent été vu comme une stimulation de la demande avec un effet positif sur l’emploi, généré soit grâce à la marchandisation des tâches domestiques accomplies jusqu’alors par les ménages, soit via un transfert du travail informel ou clandestin vers l’emploi déclaré (ce deuxième point est fortement mis en avant dans les rapports publics sur le sujet). Or l’analyse des variations de l’emploi déclaré contredisent ces espérances.

En effet, d’après les études statistiques que nous avons menées, la mise en place initiale des dispositifs fiscaux au début des années 1990 semble avoir eu un impact sur la création d’emploi (impact toutefois limité, le coût par emploi créé restant supérieur au coût direct des emplois concernés). En revanche, les réformes ultérieures n’ont eu que des impacts négligeables sur la situation de l’emploi en France.

Pour revaloriser les emplois d’entretien, François-Xavier Devetter et Julie Valentin préconisent trois pistes principales : plus de chances de mobilité professionnelle pour les travailleurs ; plus de protection sociale et d’encadrement des métiers concernés ; enfin une déspécialisation et notamment une ré-internalisation des métiers externalisés, avec le développement de la polyvalence au sein des entreprises. Que pensez-vous de ces recommandations ?

C.C.  : La démonstration de François-Xavier Devetter et Julie Valentin est très convaincante. Pour ce qui concerne les services d’entretien à destination des services publics ou des entreprises, l’internalisation couplée d’une protection du travail et une réelle politique de ressources humaines serait favorable à la qualité des emplois pour les travailleuses et à la qualité des services pour les employeurs ou les clients. La formation continue permise par ce cadre permettrait encore d’améliorer la qualité des services rendus et la mobilité professionnelle des salariées.

Comme le notent les auteurs de ce livre, les politiques à mettre en place doivent être différentes selon qu’il s’agisse d’employeur public ou privé. Dans le secteur public, il faut remettre en cause les normes de contrôle budgétaire qui s’avèrent souvent contre-productives : en cherchant à tout prix à réduire les dépenses localement (et en particulier les dépenses de personnel) on dégrade les emplois sans pour autant baisser la dépense publique globale ; parfois on l’augmente même, à travers les allègements de cotisations pour les entreprises prestataires ainsi que les allocations sociales qui compensent les rémunérations insuffisantes. Lorsqu’on délègue un service public à un opérateur privé, il convient de lui donner les moyens financiers d’assurer cette tâche de manière efficace, notamment à travers des fonds suffisants pour financer des conditions de travail et des rémunérations décentes aux travailleurs qui l’accomplissent.

Pour ce qui concerne les entreprises privées, plusieurs voies sont envisageables mais il s’agit surtout de renforcer le socle commun de la protection du travail et de la protection sociale, pour arrêter la course aux moins-disant. On mettrait alors fin à la plupart des cas d’externalisation ; car les cas où celle-ci est techniquement plus efficace sont en réalité peu nombreux, comme l’ont montré François-Xavier Devetter et Julie Valentin.

Propos recueillis par Julien Hallak

Retrouvez ici la page personnelle de Clément Carbonnier


[1Initialement fixée à 25 000 francs (environ 3 800 euros) par an, la limite annuelle des dépenses éligibles a été augmentée à 90 000 francs (13 720 euros) en décembre 1994. Ramenée en 1998 à 45 000 francs (6 860 euros), elle est repartie à la hausse en 2003 (10 000 euros annuels), puis montée jusqu’à au moins 12 000 euros fin 2004 (et jusqu’à 20 000 euros selon la composition du ménage).

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