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Nous sommes tous Charlie, mais pas tous de la même façon...

Philippe Frémeaux, 9 janvier 2015

Derrière les discours convenus appelant au rassemblement et à l’unité nationale suite à l’attentat dont a été victime Charlie, bien des nuances se glissent déjà.

Ainsi du discours tenu par certaines personnalités qui invitent la "communauté musulmane" à prouver son attachement aux valeurs de la République. Cette invitation peut sembler partir, a priori, d’un bon sentiment : l’enjeu serait de contribuer à dissocier les « bons musulmans » des méchants terroristes afin d’éviter tout amalgame. Certains représentants de ladite communauté, invités sur les plateaux, en rajoutent d’ailleurs dans ce sens, afin de rassurer l’opinion.

D’où vient alors la gêne ? Du fait que les médias en utilisant cette terminologie, isolent les personnes ainsi désignées du reste de la communauté nationale en les réduisant à leur seule appartenance religieuse On n’est plus Français et musulman, comme on peut être Français et catholique ou Français et Juif, mais d’abord membre d’une « communauté musulmane » supposée homogène et qui doit justifier de son comportement.

Les médias doivent donc réfléchir au vocabulaire qu’ils emploient, car ce vocabulaire vient mettre de l’eau au moulin de ceux qui, au sein de la société française, voient dans cet attentat, comme en miroir, une validation de leur vision de l’identité, fondée sur l’exclusion de l’autre.

Au-delà, pourquoi demander aux membres de cette « communauté » de prouver leur attachement à la République et à ses valeurs ? Formule-t-on la même exigence à l’égard des autres citoyens français ? Avons-nous été obligés de nous expliquer, devant le reste du monde, du score du Front national aux dernières élections ?

Ce discours qui isole une « communauté musulmane » fait à la fois le jeu des islamistes radicaux, et de l’extrême-droite. Il fait le jeu de l’extrême-droite, car il essentialise ces citoyens en mettant en question leur appartenance à la communauté nationale. Il fait le jeu des islamistes radicaux, qui s’alimentent du sentiment d’exclusion de nombreux jeunes déjà victimes du racisme ambiant, de la crise de l’école et du chômage de masse. S’ajoute à tout cela un passé colonial et esclavagiste qui passe mal. Un constat qui ne justifie évidemment rien et notamment les manifestations d’intolérance et cet antisémitisme du pauvre qui se nourrit de la concurrence des mémoires et de l’instrumentalisation de la situation du Proche Orient.

Pour autant, les démocrates doivent se poser la question de savoir pourquoi une minorité de jeunes Français part aujourd’hui en Syrie, au lieu de construire leur vie dans leur pays ? Que faire, face à cette dérive ? La réponse n’est pas simple. Mais une chose est sûre : ce n’est pas en adressant à tous un message de type "love it or leave it" qu’on leur fera aimer la République.

Le débat sur l’intégration ne peut se réduire à une alternative simpliste
entre un droit à la différence nourri de relativisme et refusant implicitement toute hiérarchie de valeurs, acceptant de facto un communautarisme à l’anglo-saxonne, et une laïcité dévoyée, habillage politiquement correct d’une diabolisation de l’Islam qui trahit la vraie laïcité à la française, qui est avant tout garantie de la liberté de culte, quel qu’il soit, dans la limite de sa compatibilité avec le vivre ensemble et les libertés publiques. A ce point de vue, la laïcité n’a pas été plus menacée ces dernières années par l’Islam que par le catholicisme : les manifestations d’hostilité à la loi introduisant le mariage pour tous, en 2013, en ont fourni une bonne illustration, puisqu’on a vu une partie de la « communauté catholique » chercher à imposer alors ses propres normes à tous, tout en opérant un rapprochement tactique entre les responsables des autres religions du Livre.

Le vrai enjeu réside dans le fait que la promesse républicaine, dont ont pu profiter hier d’autres générations d’immigrés - sans minimiser les difficultés qu’elles ont, elles aussi, subi - est aujourd’hui bien mal tenue par la société française comme l’expliquait hier avec raison le regretté Robert Castel. N’accusons pas notre pays de tous les maux :
l’intégration s’y passe mieux qu’on ne le dit souvent, tous les jeunes issus de l’immigration ne sont pas au chômage, même s’ils en souffrent bien plus que la moyenne des jeunes de leur âge, les mariages mixtes sont nombreux et les réussites individuelles réelles. Pour autant, c’est bien le décalage persistant entre les mots qui ornent les frontispices de nos monuments publics – liberté, égalité, fraternité – et ce que vivent au quotidien une large partie de la jeunesse qui fait problème, que cette jeunesse se tourne vers l’islamisme radical ou qu’elle se réfugie dans l’extrême droite, faute d’autres perspectives. C’est cette fracture qu’il faut réduire.

Par Philippe Frémeaux, président de l’Institut Veblen et éditorialiste à Alternatives Economiques. Texte paru également sur alterecoplus.fr.

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