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Le rôle des banques dans le financement des énergies fossiles

Wojtek Kalinowski , 5 juillet 2019

Compte-rendu du séminaire organisé par l’Institut Veblen et Finance Watch, le 24 juin à Paris, sur le financement de l’extraction et de la distribution des énergies fossiles par le secteur bancaire.

Intervenants  :

Alexandre Poidatz (Oxfam France), Lorette Philippot (Les Amis de la Terre), Greig Aitken (Banktrack), Xavier Sol (Counter Balance), Clémence Lacharme (Carbone 4). 

Introduction et animation : Wojtek Kalinowski (Institut Veblen) et Pablo Grandjean (Finance Watch).

Depuis la signature de l’accord de Paris fin 2015, les banques ont prêté ou investi quelques 1 900 milliards de dollars supplémentaires dans ces secteurs à travers le monde, selon Banking on Climate Change 2019. La tendance est visible également en France et en Europe, et concerne non seulement les banques commerciales mais aussi les banques de développement, voire les banques centrales comme la BCE. Nous sommes donc loin d’une trajectoire de désinvestissement exigée par les chercheurs et les ONG, et une série de rapports et de campagnes publiques pointent la contradiction entre les objectifs climatiques et la poursuite des investissements dans les secteurs les plus émetteurs des émissions des gaz à effet de serre.

Ce constat a été rappelé par les différents intervenants lors du séminaire (Alexandre Poidatz d’Oxfam France et Lorette Philippot des Amis de la Terre pour les banques commerciales, Xavier Sol de Counter Balance pour la BEI, et Greig Atken pour les deux), et fait l’objet d’une discussion générale focalisée sur réflexion stratégique sur le rôle de la société civile. Quel bilan peut-on tirer des campagnes menées récemment en France et à l’international ? Comment le secteur bancaire et les régulateurs ont-ils répondu aux rapports et au débat public ? Vu la limite des démarches volontaires, quelles régulations pourraient permettre de changer la donne ?

La séance a été introduite par Pablo Grandjean (Finance Watch), qui a rappelé le besoin de rapprocher les campagnes visant les banques et le plaidoyer sur la régulation financière : les deux gagneraient en efficacité d’un rapprochement, d’autant plus que les limites des campagnes sont visibles. Il a également présenté le projet de Finance Watch visant à mesurer l’exposition des différentes places boursières mondial aux actifs financiers potentiellement échoués (stranded assets). 

Plusieurs rapports sur le financement des énergies fossiles par les banques ont ensuite été présentés. Alexandre Poidatz (Oxfam France) a parlé du rapport « Banques françaises : les fossiles raflent la mise » (novembre 2018), qui a estimé les soutiens aux énergies fossiles et renouvelables en 2016 et 2017. Si le financement des énergies renouvelables a augmenté pendant la période, c’est également le cas des énergies fossiles, de sorte que l’écart entre les deux est resté très importants.

La même conclusion s’est dégagée du rapport présenté par Lorette Philippot (Les Amis de la Terre), « COP21 + 3 : les banques françaises toujours au charbon », paru lui aussi fin 2018. L’objectif du rapport était de quantifier les soutiens au charbon aux 120 entreprises de la Coal Plant Developers List (CPDL) entre janvier 2016 et septembre 2018. Dans les deux cas, le soutien des banques françaises aux énergies fossiles reste fort, avec des variations notables d’une banque à l’autre. 

Greig Aitken (Banktrack) a présenté l’édition 2019 du rapport « Fossil Fuel Finance Report Card », qui évalue à 1.9 trilliards de dollars le volume d’investissements et de prêts consacrés aux secteurs d’énergies fossiles. A l’échelle mondiale, c’est JPMorgan Chase qui occupe la première place. 

Enfin, Xavier Sol (Counter Balance) a parlé des campagnes récentes sur les financements de la BEI (prêts bilatéraux) : avec 65 milliards chaque année, la BEI plus grande banque publique au monde. Dès 2013, la BEI a arrêté les financements directs du charbon, mais elle continue de financer les autres énergies fossiles, avec 12 milliards d’investissement directs et le soutien indirect dans le portefeuille.

La discussion des rapports s’est focalisée sur les stratégies de la société civile, et a fait émerger plusieurs questions et pistes d’action qui mériteraient d’être poursuivies. Ces questions et ces propositions peuvent être regroupées en trois volets : comment améliorer l’efficacité des campagnes publiques visant les banques privées et publiques ; comment renforcer le plaidoyer politique dans ce domaine, en liant les échelles nationales et européennes ; enfin, comment s’adresser efficacement aux superviseurs financiers et aux banques centrales, pour montrer leur part de responsabilité pour réorienter les flux d’investissement.

Sur le premier point, les participants semblaient d’accord pour dire que, malgré les difficultés pointées par les rapports d’infléchir la tendance, les campagnes visant directement les banques doivent être poursuivies, et viser à pousser les banques (et les assureurs) à prendre des engagements volontaires. Plusieurs intervenants ont souligné l’intérêt des banques pour les classements dans ce domaine : la position qu’elles occupent par rapport à d’autres banques semblent plus importantes que le chiffrage des montants investis. Le levier que l’on pourrait exploiter davantage est donc la « mise en concurrence » des banques entre elles-mêmes pour le palmarès des banques « vertes » ; en même temps c’est un risque de greenwashing, un bon classement par rapport à d’autres ne garantissant pas que la banque soit réellement alignée avec les objectifs de la transition écologique. 

Un autre point évoqué concerne la nécessité de veiller à la rigueur des méthodologies employées dans les rapports, et de renforcer les compétences techniques dans ce domaine ; les faiblesses méthodologiques de certains rapports ont été exploitées pour les banques visées pour mettre en doute la démarche. 

Aussi, plusieurs participations ont posé la question de comment analyser et gérer le problème de la « sortie » des secteurs d’énergie fossile des circuits de financement bancaire, via le rachat des entreprises par les investisseurs private equity. Etat donné que ces investisseurs privés ne sont soumis à la régulation bancaire et financière, la question climatique devient encore plus difficile à imposer face aux propriétaires et financeurs.

Un dernier enjeu de ce volet concerne la capacité de la société civile de prendre position rapidement face aux annonces faites par les banques dans ce domaine, comme dans le cas récent de l’engagement pris par le Crédit Agricole (d’ici 2030, exposition zéro de ses portefeuilles aux investissements et financements charbon), de sorte que ces effets d’annonce passent dans les médias sans aucun débat critique.

Deuxièmement, les organisations actives sur ce champ ont conscience des limites des campagnes visant à pousser les banques à adopter des mesures volontaires ambitieuses. Il faut donc lier davantage ce travail au plaidoyer politique à l’échelle des Etats et de l’Union européenne, notamment aux campagnes appelant une nouvelle politique économique européenne (Green New Deal, etc.) et des règles beaucoup plus contraignantes dans le domaine de la « finance verte ». Finance Watch pourrait contribuer utilement à renforcer le lien entre ces différents univers de campagnes.

Enfin, la régulation financière tente désormais d’intégrer l’enjeu climatique ; on le voit à travers les mandats des agences de supervision européennes et françaises, qui sont désormais chargées de veiller à la bonne application des règles en vigueur sur le reporting extra-financier. On le voit aussi au sein des banques centrales, dont les représentants en parlent publiquement de leur responsabilité en la matière et qui ont développé leur propre réseau international dans ce domaine (NGFS). Notamment l’implication des banques centrale pourrait permettre de changer réellement le comportement des banques commerciales et, dans le prolongement, des marchés financiers. C’est un thème naissant que la société civile devrait intégrer dans sa réflexion et son travail, d’autant plus que les actions des régulations et des banques centrales restent très en deçà des enjeux : la réponse renvoie le plus souvent à l’intégration du « risque climatique » dans la régulation prudentielle. Or aucune méthodologie n’existe dans ce domaine.

Dans chacun de ces trois volets, on retrouve le même problème de la disponibilité et de la fiabilité des données environnementales. On note plusieurs avancées dans ce domaine – le projet de la taxonomie verte de la Commission européenne, l’ambition de l’Etat français de standardiser les référentiels techniques du reporting extra-financier – mais le résultat. Dans ce domaine, plusieurs participants ont soulevé l’enjeu des données granulaires, suffisamment précises pour pouvoir estimer l’emprunte carbone des entreprises de l’économie réelle et des portefeuilles financiers ;

Enfin, plusieurs participants ont pointé la faiblesse des propositions d’accompagnement social de la transition énergétique : les campagnes contre les énergies fossiles impliquent implicitement une réorganisation de l’économie et de l’emploi, avec des pertes d’emploi dans certains secteurs et certaines régions géographiques. Or ces aspects sont absents des campagnes : quelle gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences, quelle protection sociale, quelle offre de formation, etc. ?

 

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