Toute crise économique est propice au dépôt de plaintes de la part d’investisseurs s’estimant lésés par les Etats, par le biais des tribunaux privés dans le cadre des traités de protection des investissements. L’Argentine après la crise de 2001, la Grèce ou l’Espagne après la crise de 2008 ou les Etats au cœur des « printemps arabes » de 2011-2012, en savent quelque chose. Ces attaques multiples ont été parfois menées par des investisseurs purement spéculatifs, conseillés par des avocats d’affaires à la recherche de litiges lucratifs. Fin 2014, l’Argentine avait ainsi enregistré plus de 50 plaintes d’investisseurs, visant principalement les mesures adoptées pendant la crise. Selon les informations disponibles, l’Argentine a dû verser plus de 2 milliards de dollars d’indemnités, sans compter les affaires réglées « à l’amiable » à coup de centaines de millions de dollars.
Les firmes d’arbitrage déjà à l’offensive
La crise que nous traversons actuellement avec le confinement de plus de 3 milliards de personnes sur la planète en réponse à la pandémie de covid 19 ne devrait pas faire exception. Les cabinets d’avocats d’affaires s’activent déjà. « Bien que l’avenir reste incertain, la réponse à la pandémie de COVID-19 est susceptible de violer diverses protections prévues dans les traités bilatéraux d’investissement ("TBI") et pourrait donner lieu à des réclamations à l’avenir par des investisseurs étrangers » peut-on lire dans un article publié par le cabinet d’arbitrage international Aceris Law. C’est ce que rappellent aussi Lucas Bento et Jingtian Chen dans une note publiée sur le blog dédié à l’arbitrage du groupe néerlandais d’édition et d’information professionnelle Wolters Kluwers. Ces deux avocats internationaux du cabinet newyorkais Quinn Emanuel Urquhart & Sullivan détaillent par le menu les fondements qui pourraient être retenus en droit par des investisseurs étrangers (entreprises, actionnaires, investisseurs en portefeuille, détenteurs d’obligations etc.) pour attaquer les mesures mises en place par les Etats pour lutter contre la pandémie de Covid 19.
Selon eux, les Etats qui ont signé des accords internationaux de protection des investissements pourraient se retrouver mis en cause dans de multiples cas. Ainsi, les mesures considérées comme discriminatoires entre les investisseurs nationaux et étrangers, telle qu’une fermeture de frontière, pourrait constituer une violation des droits garantis aux investisseurs dans les traités de protection des investissements. Par ailleurs, si les mesures de confinement entraînent la faillite d’une entreprise, les investisseurs étrangers pourraient déclencher des poursuites contre l’Etat concerné pour expropriation indirecte. Sans parler des éventuelles mesures de réquisition d’usine pour produire du matériel médical, comme celles désormais autorisées en Espagne ou aux Etats Unis, voire des mesures forcées de nationalisations ou de renflouement en particulier dans des secteurs non directement liés à la santé. De façon plus générale, toutes les mesures de soutien à l’économie, de suspension de l’activité des juridictions ou encore celles qui visent à n’autoriser que les secteurs essentiels au fonctionnement de l’économie pourraient faire l’objet de contestations. Un autre article mentionne aussi les dispositions spéciales pour délivrer des licences obligatoires sur des médicaments et des dispositifs brevetés développées par le Canada, l’Équateur ou l’Allemagne, les interdictions d’exportations, comme celle de l’Inde pour l’hydroxychloroquine ou du Cambodge pour le riz, les mesures temporaires prises par l’Australie pour se protéger contre les achats d’actifs en difficulté dans les secteurs sensibles ou les pressions du régulateur prudentiel britannique pour faire annuler le paiement des dividendes aux actionnaires des grandes banques.
Toutes les mesures incriminées seraient alors scrutées minutieusement pour essayer de déterminer si elles étaient justifiées d’un point de vue scientifique, conformes aux recommandations des institutions spécialisées internationales telles que l’OMS et proportionnées par rapport à la gravité de la situation sanitaire. On ne peut exclure aussi que des Etats soient attaqués pour avoir minimisé dans un premier temps la pandémie, ce qui les auraient ensuite obligés à prendre des mesures plus drastiques nuisant aux investissements.
Au Pérou par exemple, le débat fait rage sur les mesures envisagées de suspension des droits de péage sur le réseau routier pour faciliter le transport de biens essentiels ou de travailleurs. Selon la présidente de l’organisme de régulation des transports péruvien, cette décision pourrait entraîner de multiples demandes d’indemnisation de la part de concessionnaires privés.
Les mesures prises par certains pays, notamment en développement, pour restructurer leur dette publique pourraient aussi faire l’objet d’attaques, comme ce fut déjà le cas pour l’Argentine.
Un risque financier élevé pour les Etats
Cette augmentation des litiges contre les Etats pourrait bénéficier à tous les acteurs de l’industrie de l’arbitrage d’investissement, y compris les fonds d’investissement spécialisés qui préfinancent ces procédures et se rémunèrent avec une part des compensations financières infligées aux Etats. « La crise économique déclenchée par la pandémie COVID-19 a laissé peu d’entreprises dans le monde intactes, mais pour les acteurs du financement de l’arbitrage et des contentieux, les dernières semaines pourraient marquer le début d’un boom » écrit ainsi une journaliste spécialisée sur le site d’informations juridiques Law360.
Il n’est cependant pas dit que les Etats se verraient systématiquement condamnés dans de telles procédures. Tout dépendra évidemment des mesures visées, des dispositions spécifiques des différents traités invoqués et du contexte national. Mais la simple évocation d’éventuelles représailles juridiques pourrait suffire à dissuader les Etats de prendre certaines mesures pourtant nécessaires. Et si des plaintes sont effectivement déposées, quel que soit le résultat final, les Etats se verraient dans l’obligation de mobiliser des ressources humaines et financières pour se défendre qui pourraient se chiffrer en millions. Les juristes débattent déjà des arguments que ces derniers pourraient essayer d’invoquer. Il existe notamment des moyens de défense consistant à faire valoir un ’état de nécessité" ou un « état de détresse » en vertu du droit international coutumier. Toutefois l’expérience de l’Argentine après la crise de 2001 ou celle de l’Egypte, ont montré que leur application, en tout cas en ce qui concerne l’état de nécessité était si étroite qu’il était difficile d’y avoir recours. Et si certains accords de protection des investissements plus récents contiennent quelques dispositions un peu plus protectrices pour le droit de réguler des Etats, les experts s’accordent à dire qu’il reste toujours des marges d’interprétation aux arbitres qui ne permettent pas d’écarter a priori tout risque de condamnation. En tout état de cause, il reviendrait à trois arbitres, spécialistes du droit des affaires, probablement peu experts dans les questions de santé publique ou de stabilité macro-économique, d’apprécier la pertinence et la légitimité des mesures prises par les Etats pour protéger l’intérêt public pendant cette pandémie sans précédent.
S’il est trop tôt pour en mesurer la portée réelle, le risque de plaintes d’investisseurs étrangers existe bel et bien. Après avoir socialisé les pertes économiques liées à la crise sanitaire du coronavirus, les contribuables pourraient alors devoir payer à nouveau pour compenser des investisseurs étrangers qui s’estimeraient lésés vis-à-vis des investisseurs nationaux, dans des conditions qui pourraient être plus avantageuses pour ces derniers que devant la justice nationale. Certains experts recommandent d’ailleurs aux Etats d’essayer de prendre des mesures pour se protéger. Cela pourrait prendre la forme d’annonces de retrait de leur consentement à l’arbitrage entre investisseurs et États ou de déclarations conjointes pour suspendre ce mécanisme pour toutes les mesures liées à la pandémie de COVID-19. De quoi relancer le débat sur la pertinence de ces outils de protection des investissements et de la politique européenne actuelle visant à les étendre à travers des accords bilatéraux tels que le CETA, l’accord UE/Singapour ou les négociations en cours avec la Chine, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande.