Le 30 avril 2022, à l’occasion d’une cérémonie de remise de diplômes, huit étudiants ingénieurs d’AgroParisTech – quatre hommes et quatre femmes – défrayèrent la chronique en proclamant leur refus des « jobs destructeurs » promus par leur école. Destinés à de belles carrières dans l’agro-industrie, ils s’étaient relayés au micro pour lire, d’une voix légèrement tremblante, un texte soigneusement rédigé dans lequel ils expliquaient leur rejet d’une formation poussant à mener « une guerre au vivant ». Au moment de quitter les filières conventionnelles, ils invitaient leurs camarades à les suivre : « Vous pouvez bifurquer maintenant ! »
Quand il s’agit d’aborder la crise d’extinction des espèces et de la biosphère, la science économique n’est pas désarmée : elle sait comment envisager les défaillances du marché à l’origine des « externalités environnementales », et elle a appris à attribuer une valeur monétaire aux services accomplis par la nature. Pourtant, la place des questions environnementales dans les revues académiques les plus prestigieuses est notoirement marginale. Le retard de la théorie standard à s’emparer de ces enjeux n’est pas sans effet sur les gouvernements auxquels elle fournit son expertise. C’est pourquoi de nombreuses voix se sont levées, au cours des dernières années, pour reprocher aux économistes de contribuer à la crise du vivant… plutôt qu’à sa résolution !
Face à cette situation, Harold Levrel et Antoine Missemer en appellent à une bifurcation, celle-ci de nature théorique. Le premier est enseignant à AgroParisTech, le second chercheur au CNRS. Leur ouvrage L’Economie face à la nature est une introduction pédagogique à un domaine de recherche encore marginal, « l’économie écologique ». De Thorstein Veblen à William Nordhaus, nombreux furent les penseurs qui contribuèrent à en poser les fondements conceptuels et méthodologiques.
Qu’il s’agisse de comptabilité écologique (c’est-à-dire matérielle plutôt que monétaire), d’agriculture biologique, de la biodiversité « sauvage » ou encore des droits que l’on peut accorder à des rivières, montagnes ou autres non-humains, les auteurs en décrivent l’essor et les enjeux actuels. Mais leur panorama met aussi en lumière une difficulté trop complexe pour être abordée par les seuls outils de l’économie, fût-elle écologique : comment passer d’un monde dans lequel la nature est vue d’abord comme une marchandise ou une ressource, à un monde dans lequel l’économie sera contenue dans la nature ?
Enquête historique
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