Alors que le financement de la transition écologique est au cœur des préoccupations européennes, l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran appelle dans EURACTIV France à s’affranchir de la pression des marchés financiers, au bénéfice d’un financement direct de la Banque centrale européenne (BCE) vers des sociétés financières publiques.
Jézabel Couppey-Soubeyran est maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, où elle enseigne l’économie monétaire et financière. Elle est conseillère scientifique à l’Institut Veblen.
Standard & Poor Global, après un long moment d’incertitude, n’a pas dégradé la note de la France. La politique du gouvernement en matière de réduction de la dette publique est-elle efficace ?
Il n’y a pas eu de dégradation précisément parce que le gouvernement n’a eu de cesse d’envoyer des signaux de sérieux budgétaire.
Or, à travers ces signaux, je perçois une soumission des Etats aux marchés financiers, chaque fois qu’ils lèvent de la dette.
Il faut bien que l’Etat se finance…
La dette n’est pas qu’un instrument financier, c’est aussi un rapport social inégal. Le créancier qui achète de la dette souveraine sur les marchés financiers soumet le débiteur, en l’occurrence l’Etat.
En outre, ce rapport de force a une incidence sur la nature des dépenses publiques.
Les dépenses qui font tenir la société ensemble, comme le financement des hôpitaux ou des écoles, se sont atrophiées ces dernières années au bénéfice des entreprises et banques, précisément pour répondre à un impératif des marchés.
Au-delà du plan de réduction de la dette du gouvernement, il faut impérativement se poser la question de l’orientation de la dépense publique, à l’aune de la crise climatique.
Le rapport Pisani-Mahfouz préconise un endettement massif d’ici à 2030 pour la transition verte. Y a-t-il de la « bonne » et de la « mauvaise » dette ?
C’est un argument classique : la dette est « bonne » lorsqu’elle finance des investissements verts, et « mauvaise » lorsqu’elle finance des dépenses de fonctionnement.
La distinction est artificielle, car investissements et dépenses de fonctionnement vont souvent de pair : construire un hôpital est un investissement crucial, mais il faut aussi rémunérer des médecins.
Le problème est ailleurs : il faut s’affranchir de la dette et des attentes de remboursements de créanciers privés, et penser à des financements alternatifs.
Lesquels avez-vous en tête ?
Les créanciers ne prêtent à un Etat que lorsqu’ils estiment qu’il est solvable et qu’il peut rembourser. Il y a donc toujours le risque, même limité, que les créanciers prennent peur, jusqu’à provoquer une crise de dette souveraine.
Pour éviter cela dans le cadre du financement de la transition verte, nous pourrions imaginer la création d’un programme d’achat d’actifs, dont la Banque centrale européenne (BCE) serait garante.
Chaque fois qu’un créancier souhaitera vendre ces titres, la BCE s’engagera à les lui racheter.
Cette politique, mieux connue sous nom de « quantitative easing », a déjà été mise en œuvre pendant la crise de l’Euro et la pandémie, pour limiter les risques de crise de dette souveraine.
Il faudrait donc un « quantative easing » vert ?
Cette option a le bénéfice d’être facilement actionnable, mais elle est loin d’être la meilleure, car elle continue de s’ancrer dans une logique de marché.
Certes, les Etats pourraient plus facilement lever de la dette pour accélérer la transition verte. Mais les grands gagnants d’une telle politique seraient encore ceux qui détiennent un portefeuille financier, renforçant les inégalités de patrimoine et créant de l’instabilité financière.
Que préconisez-vous ?
J’appelle de mes vœux à un financement direct de la BCE vers des sociétés financières publiques, dont la mission serait ensuite d’aiguiller les fonds vers les dépenses qui ne trouvent pas de financement auprès du secteur privé : lourdes dépenses d’infrastructures, restauration de la biodiversité, dépollution, ou encore accompagnement de la transition agricole.
La BCE créerait de la monnaie sans contrepartie financière afin de subventionner ces sociétés, ou « caisses de développement durable ».
Une telle solution permettrait aux Etats membres de mieux piloter l’orientation des dépenses publiques, tout en s’affranchissant des règles du marché et des obligations de rendement pour ces dépenses indispensables mais que l’absence de retour financier disqualifie auprès des marchés.
Enfin, cette option ne serait pas incompatible avec les traités européens.
N’y a-t-il pas un risque d’inflation majeur ?
Le risque d’inflation est faible à partir du moment où la création de monnaie répond à un besoin.
L’urgence est de faire circuler de l’argent sans contrepartie dans l’économie réelle, à travers des investissements verts, pour soutenir une transformation écologique d’envergure.
La BCE est apte à contrôler une inflation monétaire, en ajustant le stock de monnaie en fonction des besoins de l’économie.
Les taux d’inflation que nous connaissons depuis un an ne sont pas d’ordre monétaire, mais structurel : ils sont importés, tirés par les prix de l’énergie et de l’alimentation, et échappent donc beaucoup plus au contrôle des banques centrales.
Le financement de sociétés financières publiques ne crée-t-il pas une situation de concurrence déloyale avec des institutions financières privées ?
Les banques ont bénéficié d’emprunts à taux négatifs pendant plusieurs années auprès de la BCE, qui a donc subi des pertes : n’était-ce donc pas une forme de subvention publique, puisque les banques ont remboursé moins qu’elles n’avaient emprunté ?
Il s’agit de suivre la même logique, mais à plus grande échelle et pour le bien commun. Quitte à ce que la BCE fasse des pertes, qu’elle le fasse pour nous sauver du péril climatique.
Cela ne marque-t-il pas la fin de l’indépendance de la BCE ?
Le modèle de financement que je préconise ne peut effectivement pas marcher avec une banque centrale indépendante, et il ne fonctionnera pas non plus si l’Etat s’accapare complètement le pouvoir monétaire, en risquant de fragiliser la démocratie.
Il faut une gouvernance de la politique monétaire profondément refondée, renouvelée et partagée, qui doit inclure des représentants des Etats et des élus mais aussi des membres de la société civile.
[Propos recueillis par Théo Bourgery-Gonse le 8 juin 2023]