Pourquoi la science économique a-t-elle oublié la nature ? : épisode • 2/5 du podcast Les sciences face au changement climatique

Illustration de la déforestation ©Getty - mammuth, Libre de droits Collection : DigitalVision Vectors
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Au XVIIIe siècle, les physiocrates soutiennent que seule la nature crée véritablement de la richesse. Chez les économistes classiques, les terres mises en culture sont de moins en moins fertiles. Mais les choses changent au XIXe siècle où la nature disparaît des fonctions de production.

Selon la thèse de l’historien Lynn White, les sciences auraient toutes un fondement anthropocentrique et auraient négligé l’environnement naturel dans lequel évoluent les humains. C’est particulièrement le cas des sciences humaines et sociales. Commençons par l'économie.

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L’économie mainstream considère la nature comme un sous-système

Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, ceux que l’on appelle à l’époque les économistes - les physiocrates -, soutiennent que seule la nature crée véritablement de la richesse : seule la terre crée du nouveau. C’est la raison pour laquelle ce sont les agriculteurs qui forment la classe productive. Adam Smith, Ricardo et Malthus accorderont également une grande considération à la terre et plus généralement aux ressources naturelles, même si leur attention est désormais plutôt tournée vers le travail et sa puissance productive. Chez les économistes classiques, la terre résiste à l’exploitation continue par des rendements décroissants : en effet, les terres mises en culture sont de moins en moins fertiles. Mais les choses changent au XIXe siècle. L’économiste français Jean-Baptiste Say exclut les "richesses naturelles" de la sphère de l’économie politique "par la raison qu’elles ne peuvent être ni produites, ni distribuées, ni consommées." Les économistes néoclassiques voient bien dans la terre un facteur de production, mais non limitant. La production nécessite une habile combinaison de travail, de terre et de capital, qui sont à présent substituables : on peut remplacer des quantités de l’un par des quantités de l’autre et obtenir la même production. Dans les fonctions de production qui sont développées à la fin du XIXe siècle, la nature disparaît. Désormais, la terre n’est plus un facteur matériel résistant, une force de rappel, une matière qui s’oppose. L’économie dominante se déréalise peu à peu malgré les travaux de Stanley Jevons, des ingénieurs économistes comme Carnot ou encore des premiers économistes écologues. On pourrait dire qu’elle devient "hors sol."

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"La réalité de la disparition matérielle de certaines ressources non renouvelables (le charbon, les minerais) ou de la dégradation de la qualité de certaines autres (l’eau, l’air, les écosystèmes…) est passée sous silence"

Comme l’explicitera plus tard le mathématicien et économiste hétérodoxe roumain Nicholas Georgescu Roegen, cette manière de procéder dissocie radicalement l’activité économique du cadre naturel dans lequel elle s’inscrit. Seules les variations de quantité comptent (au détriment des changements de qualité), les contraintes naturelles ont disparu, les phénomènes sont interprétés selon une logique mécaniste sans que soient prises en considération les caractéristiques matérielles des réalités ou les flux de matière et d’énergie transformés au cours de l’activité de production. La réalité de la disparition matérielle de certaines ressources non renouvelables (le charbon, les minerais) qui sont consommées au cours du processus de production ou de la dégradation de la qualité de certaines autres (l’eau, l’air, les écosystèmes…) est simplement passée sous silence, rendue invisible dans la représentation mathématique du phénomène. À partir des années 1970, la théorie économique standard étend son champ d’application à l’environnement en tentant de faire entrer dans le calcul économique des agents des informations — qui étaient jusque-là restés cachés — en s’appuyant sur le signal-prix. Dans les années 1980, un autre courant, l’économie écologique, rompt avec cette approche et considère au contraire l’économie comme un sous-ensemble intégré dans un système plus grand, la biosphère, dont il dépend. Dans un article passionnant publié en 2007, intitulé "How to be an ecological economist ?", l’économiste Malte Faber explique que c’est notamment parce que l’économie mainstream considère la nature comme un sous-système de l’économie qu’il a quitté ce courant pour devenir un économiste écologiste. Il souligne néanmoins les fragilités de ce nouveau champ, dynamique, mais traversé par de nombreux sous courants et controverses. Portée par des auteurs comme Georgescu-Roegen, Herman Daly, René Passet, Kenneth Boulding ou Joan Martinez-Alier, cette conception de l’économie peine à s’imposer et reste aujourd’hui encore extrêmement minoritaire. Cette histoire est notamment bien racontée dans l’ouvrage Humanités environnementales publié en 2017 aux Éditions de la Sorbonne.

La chronique est à écouter dans son intégralité en cliquant sur le haut de la page. Histoire, économie, philosophie >>>  Écoutez et abonnez-vous à la collection de podcasts "Le Pourquoi du comment" ; les meilleurs experts répondent à toutes les questions que vous n'osez poser.

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