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Merci Philippe

Layla Hallak & Mathilde Dupré & Wojtek Kalinowski , 23 août 2020

Philippe Frémeaux nous a quittés le 3 août dernier ; comme tant d’autres nous avons perdu un grand ami. Mais aussi un président d’association qui a participé activement à nos activités dès le début.

Voilà dix ans qu’il se lançait avec nous dans l’aventure « Veblen », nous aidant d’abord à préparer le projet puis en acceptant de devenir le président de l’association, créée en janvier 2011. Sa disparition laisse un grand vide mais aussi de nombreux souvenirs, projets menés ensemble de discussions à bâtons rompus sur l’économie, l’écologie et la démocratie.

De ces dix années passées vite, trop vite, nous garderons pour toujours une immense gratitude à son égard. Car Philippe savait donner et nous lui devons beaucoup.

Il n’aimait pas la grandiloquence, ni la prétention intellectuelle, et il n’aurait pas apprécié que nous chantions ses louanges ou lui consacrions une hagiographie posthume. Toujours est-il que c’est un esprit ouvert, un militant au sens le plus noble du terme qui reste gravé dans nos mémoires. Son intérêt pour la société, son envie de contribuer à la changer allait de pair avec une curiosité tout aussi profonde, et qu’il a su conserver intacte jusqu’au bout, pour le monde tel qu’il est et pour les gens qui y vivent.

Il a accepté d’emblée de devenir le président de l’Institut Veblen, avec enthousiasme, bien qu’il soit déjà très occupé. Et il a été un président investi et présent jusqu’au bout. Si l’idée d’un think tank dédié à la transition écologique et sociale lui a plu, c’est qu’elle faisait écho à sa propre réflexion – on en retrouve beaucoup de traces dans la ligne éditoriale d’Alternatives Economiques, le projet de sa vie – sur les dégâts de la société productiviste et de son modèle économique. Philippe répétait souvent qu’il ne lisait pas beaucoup, faute de temps, mais de nos discussions nous avons vite compris qu’il connaissait ses classiques en écologie politique et qu’ils l’avaient profondément marqué.

Politiquement et intellectuellement, nous partagions avec lui la conviction que la question environnementale est intrinsèquement liée à la lutte contre les inégalités et à la capacité de la démocratie de maîtriser les forces qui sapent nos sociétés de l’intérieur. Dans nos discussions il revenait souvent sur les aspects très concrets de la transition, et sur la difficulté de dépasser la notion de progrès héritée du XIXe et XXe siècles et d’en proposer une nouvelle, moins destructrice des ressources naturelles.

Bien conscient des difficultés que représente ce défi proprement civilisationnel, Philippe est resté un optimiste, aux antipodes de la collapsologie ambiante. En témoigne le titre d’ouverture de notre collection co-éditée avec nos amis des Petits Matins, « Vivement 2050 ! ». Une petite provocation tant l’année 2050 est associée aux scénarios alarmistes, climatiques et autres, quant à l’évolution des conditions de vie sur terre.

Il n’ignorait pas bien sûr la trajectoire poursuivie par nos sociétés ou les prévisions des crises qui nous attendent si nous ne changeons pas le cap à temps. Mais le pessimisme était pour lui une posture trop facile face aux défis dressés devant nous. Et il voulait croire qu’il existe une voie étroite vers une société dans laquelle le bien-être social sera moins destructeur des ressources naturelles. Il fallait l’identifier, la décrypter, la rendre plus compréhensible et plus désirable, la traduire en politiques publiques mais aussi en initiatives citoyennes et en projet démocratique. Ce même pari a constitué le fil d’Ariane du livre qui marquait notre première contribution collective dans ce débat (« Transition écologique, mode d’emploi »), paru en 2013 et dont Philippe avait pris l’initiative.

En tant que président d’association, il savait faire confiance et voulait être utile, voir les projets avancer, l’association se développer. Ceux qui l’ont connu savent que sa vie était pleine de projets et d’engagements, et l’Institut Veblen n’en était qu’un parmi d’autres. Mais il a toujours trouvé le temps pour notre petit collectif et pour chacun de nous, participant activement à nos activités et aux différentes phases de notre développement jusqu’à la fin de sa vie. Il y tenait beaucoup et y trouvait, nous avouait-il ces dernières années, une source de fierté.

Nous nous souviendrons surtout de l’homme que nous avons appris à connaitre, de ce grand affectif si fidèle en amitié et, encore une fois, si ouvert à la vie et aux gens, à leurs histoires individuelles et collectives. D’un homme qui maîtrisait l’art de ne pas se prendre trop au sérieux dans le débat d’idées, d’affirmer sa vision du monde sans ambiguïté mais de façon non dogmatique. Qui aimait profondément le débat contradictoire et les gens qui « osent se contredire eux-mêmes », comme il disait lui-même. Qui aimait railler gentiment les grands de ce monde et notamment les bien-pensants et tous les auteurs des grands discours incantatoires ou chantres du « il n’y a qu’à ! ». Qui cultivait un style plein de petites phrases provocatrices dans ses interventions publiques, phrases qui ne servaient jamais à blesser mais nous invitaient à sortir de notre zone de confort. Cette posture intellectuelle anticonformiste de Philippe rappelle celle de Thorstein Veblen ; les deux hommes se seraient probablement appréciés.

Wojtek Kalinowski, Mathilde Dupré et Julien Hallak

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