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Photo : chuttersnap
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Le commerce mondial à l’heure de la transition

Il est urgent de transformer la politique commerciale pour la mettre au service de la transition sociale et écologique.

Les multiples crises écologiques et sociales auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés révèlent les limites de notre système économique mondialisé fondé sur un modèle de croissance du Pib, alimenté par le consumérisme et le productivisme. Si les appels se multiplient pour repenser nos modes de production et de consommation, nos modes d’échanges et la politique commerciale qui les régit constituent encore aujourd’hui un impensé de la transition écologique et sociale.

Les règles commerciales jouent pourtant un rôle structurant dans l’organisation des activités économiques internationales ; faute d’intégrer efficacement la dimension sociale et écologique, elles encouragent un modèle insoutenable et favorisent le développement d’activités polluantes, qui portent atteinte aux droits humains.

Plus grave encore, les règles de discipline auxquelles souscrivent les États à travers les accords de commerce viennent limiter leur capacité d’action pour conduire la transition écologique et sociale dont nous avons besoin. Un groupe d’anciens négociateurs commerciaux écrivait ainsi : «  Toutes les autres politiques économiques internationales se sont fondues dans le creuset du développement durable. […] Seule la politique commerciale a résisté à cette mutation, multipliant les écrans de fumée, pour continuer à libéraliser comme un canard sans tête continue de courir[1].  » Pourquoi la politique commerciale accuse-t-elle un tel retard ? Quels sont les obstacles à surmonter pour dépasser ces réticences et mettre enfin le commerce international à l’heure de la transition écologique et sociale ?

L’inversion des priorités

La charte de La Havane de 1948 visait à instaurer une organisation internationale du commerce en relation avec le Conseil économique et social de l’Onu et ayant pour mandat la promotion de l’emploi et du développement. Mais le refus par les États-Unis de signer cet instrument a eu pour effet de promouvoir, à travers l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), l’autonomisation du commerce international des autres champs de la politique internationale, en particulier sociaux et environnementaux.

Une hiérarchie de fait fait primer les règles commerciales sur les autres domaines du droit international.

Pour faciliter les échanges et promouvoir les investissements, les États ont accepté l’adoption de règles commerciales internationales contraignantes, définies dans des accords multilatéraux. Depuis la création de l’Organisation mondiale du commerce (Omc), la multiplication des accords régionaux ou bilatéraux de commerce, portant sur des domaines de plus en plus vastes, contribue à consolider et à approfondir cet édifice juridique. Or, dans le même temps, les règles environnementales, sociales ou fiscales restent essentiellement définies à l’échelle nationale. Et les États rechignent à se doter de règles internationales ambitieuses et véritablement contraignantes dans ces domaines. C’est pourquoi le respect effectif de l’accord de Paris sur le climat et des autres accords multilatéraux sur l’environnement ou des normes internationales de l’Organisation internationale du travail (Oit) et des Nations unies reste une gageure. Sans compter que la communauté internationale a systématiquement cherché à limiter l’impact des normes sociales et environnementales sur l’activité économique. Ainsi les États, à commencer par ceux de l’Union européenne, se sont volontairement abstenus de prendre, dans l’accord de Paris, toute forme d’engagement qui aurait pu avoir un effet négatif sur le commerce. Et le cadre mondial pour la biodiversité post-2020, qui doit être adopté au sommet de la Cop15 de la convention sur la diversité biologique à Kunming en Chine à la fin de l’année 2020, risque fort de souffrir du même écueil. Mireille Delmas-Marty évoque à ce sujet une «  dyschronie  » des différentes branches du droit international[2]. Alain Supiot observe, quant à lui, un «  ordre juridique international schizophrène dont l’hémisphère économique incite à ne pas ratifier et appliquer des normes dont son hémisphère social ou écologique proclame la nécessité et l’universalité[3]  ». Cette asymétrie des instruments établit une hiérarchie de fait qui fait primer les règles commerciales sur les autres domaines du droit international.

Les impacts sociaux et environnementaux de la politique commerciale

Cette hiérarchie inversée et la confusion entre la fin et les moyens de la politique commerciale ont aussi été alimentées par les écueils de la pensée économique dominante sur le commerce et l’utilisation politique qui a été faite de ces travaux. «  Fermant les yeux sur leurs propres subtilités théoriques et les nuances de l’histoire économique, [les économistes classiques] se montrent partisans d’un libre-échange absolu lorsqu’il s’agit de communiquer avec des décideurs ou un public plus large. Le discours dominant présente les “avantages comparatifs” comme un moyen profitable à tous d’accroître l’efficacité économique et le bien-être social, sans préciser dans quelles conditions ces résultats positifs peuvent être obtenus ou comment il est possible de réduire les retombées négatives[4].  » Le rapport de la commission d’experts chargée par le gouvernement français d’évaluer l’impact environnemental et sanitaire de l’accord de commerce avec le Canada (CETA) reconnaissait ainsi : «  Les bénéfices à attendre des accords de libre-échange ont par le passé été surestimés par leurs promoteurs, tandis que les conséquences distributives en ont été minimisées et les externalités négatives tout simplement ignorées. Or libéraliser le commerce n’est pas toujours facteur d’augmentation nette du bien-être global : celui-ci n’augmente que lorsque les gains économiques nets l’emportent sur les dommages provoqués par la libéralisation (les externalités négatives)[5].  »

Les modèles les plus fréquemment utilisés dans les études d’impact ont contribué à rendre invisibles les effets de court terme et les coûts d’ajustement pour les filières en difficulté et leurs travailleurs[6]. Par ailleurs, les économistes ont eu tendance à se désintéresser des conséquences inégalitaires de l’ouverture économique à long terme, considérant apparemment que la redistribution des gains économiques de la libéralisation des échanges relevait des politiques sociales au niveau national et non pas directement de la politique commerciale. Ce débat évolue néanmoins depuis quelques années[7], notamment après les chocs provoqués par le Brexit et l’élection de Donald Trump avec le soutien de populations qui s’estiment perdantes de la mondialisation. Le célèbre économiste américain Paul Krugman a ainsi admis que ses confrères et lui-même avaient minimisé les effets redistributifs négatifs du commerce international, qui peuvent être très forts pour certains groupes et certains territoires. Et différents travaux de la Banque d’Angleterre ou de la Banque de France ont mis en lumière des incidences durables au niveau local sur certaines anciennes régions industrielles.

Paradoxalement aussi, la montée en puissance des acteurs économiques transnationaux et l’allongement extraordinaire de chaînes de valeur internationales n’ont suscité que très peu d’intérêt dans la discipline économique[8]. L’étude des entreprises multinationales et de leurs stratégies économiques fournit pourtant des clés de compréhension essentielles des phénomènes de mondialisation. Le commerce intragroupe (entre les filiales des entreprises multinationales) pèse en effet, selon les estimations, entre un et deux tiers du commerce mondial[9]. Et une partie non négligeable de ces échanges peut être considérée comme artificielle, c’est-à-dire organisée pour de simples motifs fiscaux, sans donner lieu à des flux physiques de biens.

Enfin, la prise en compte des effets sur l’environnement (climat, biodiversité, ressources naturelles, etc.) de toute politique commerciale visant de manière indiscriminée à promouvoir les échanges et la croissance apparaît fortement négligée. Dans leurs études d’impact, les économistes examinent de façon très rudimentaire le volet normatif des négociations commerciales, dont la part est pourtant croissante. Considérant que l’harmonisation des règles encourage les échanges, ils cherchent à calculer un «  équivalent tarifaire  » pour mesurer les effets de la réduction des barrières non tarifaires sur le commerce. Cette approche évacue complètement la question des autres effets des évolutions normatives, notamment en matière de protection de l’environnement ou de la santé. Mais le rôle plus structurant de la politique commerciale sur l’organisation internationale des activités économiques et ses potentiels impacts environnementaux n’est pas non plus véritablement abordé. Roberto Azevêdo, secrétaire général de l’Omc, n’a-t-il pas lui-même déclaré en réponse à une question sur l’impact environnemental du commerce : «  Tout cet argument selon lequel [le commerce international] a un impact sur l’environnement, je veux bien être corrigé si je me trompe, mais je n’ai pas vu une seule étude crédible qui le prouve[10]  » ? Rien qu’en matière climatique, au-delà de la problématique du transport international de marchandises, les règles du commerce international peuvent avoir bien d’autres effets. Un tiers de l’empreinte carbone de l’UE ne provient-il pas des émissions incorporées dans les importations[11] ? Sans compter que les pays européens sont aussi responsables de plus du tiers de la déforestation liée au commerce international de produits agricoles[12]. C’est pourquoi les règles commerciales doivent désormais intégrer ces enjeux pour éviter que le renforcement des normes environnementales dans l’Union ne se traduise par une simple délocalisation de notre production, de nos impacts et de nos déchets.

Obstacle à la transition

La prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux dans la politique commerciale est aujourd’hui difficile, car les règles multilatérales ont précisément été élaborées de façon à les évacuer. Les produits ne peuvent, par exemple, faire l’objet d’un traitement différent que s’ils présentent des caractéristiques distinctes. Invoquer des différences en matière de procédés et les méthodes de production invisibles sur le produit final relève presque de l’impossible. Cette règle limite fortement les marges de manœuvre des États pour imposer des normes spécifiques en matière de méthodes de pêche, de cycle de vie des produits ou de conditions de travail.

Mais au-delà de ces biais initiaux dans la conception des règles commerciales, l’évolution en cours de la nature même des négociations commerciales pose de nouveaux défis. Les droits de douane qui constituaient les principales barrières aux échanges dans le passé ont été considérablement réduits, à l’exception de quelques secteurs, agricole notamment. Près de trois quarts des importations de l’UE sont ainsi déjà exonérées de droits de douane ou sont soumises à des droits réduits. C’est pourquoi les négociations commerciales visent désormais les autres types de mesures qui sont présentées par les négociateurs comme des «  barrières non tarifaires  » au commerce. Pour citer Pascal Lamy, ancien directeur de l’Omc, au sujet des négociations gelées d’un partenariat commercial transatlantique : «  Le TTIP entreprend de s’attaquer aux barrières non tarifaires, c’est-à-dire aux différences qui existent entre les normes de précaution qui protègent les consommateurs contre divers types de risques. Elles constituent aujourd’hui 80 % des obstacles aux échanges entre les deux économies. […] C’est bien parce que la protection des consommateurs est en jeu et non plus celle des producteurs que ces négociations provoquent autant de remous[13].  »

Ces accords de nouvelle génération contiennent de plus des dispositions inédites en matière de coopération réglementaire qui ont pour effet de les rendre «  vivants  » – c’est-à-dire évolutifs après leur signature – et d’octroyer aux pays partenaires un droit de regard sur les législations internes qui pourraient avoir un impact sur le commerce. En pratique, cela signifie qu’avec le CETA, le Canada sera informé à l’avance et consulté sur un éventuel projet d’interdiction du glyphosate ou des perturbateurs endocriniens dans l’UE ou dans ses États membres. Selon la commission Schubert, ce dispositif pourrait entraîner un risque de «  court-circuitage des processus démocratiques internes  » et «  d’ingérence des intérêts privés (industrie canadienne ou européenne) dans les processus réglementaires des parties[14] ».

Enfin, une majorité des nouveaux accords s’accompagne d’un volet protection des investissements qui prévoit la mise en place d’un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États. Ce dispositif offre la possibilité aux investisseurs étrangers d’attaquer l’UE ou les États membres et de contester des politiques publiques qui nuisent à leurs intérêts devant des juridictions d’exception et selon des règles qui leur sont très favorables. Il a déjà été utilisé à de nombreuses reprises contre des mesures environnementales, telles qu’un moratoire sur les gaz de schiste au Québec, l’interdiction des forages offshore en Italie, la sortie du nucléaire ou les normes applicables à une centrale à charbon en Allemagne. Et de l’avis de la commission Schubert, ces risques restent bien réels en dépit des aménagements introduits dans le CETA : «  Rien ne permet de garantir dans le traité que les futures dispositions environnementales nécessaires à la poursuite des objectifs de la France en matière de transition énergétique et de développement durable ne seront pas attaquées devant cette juridiction[15].  »

Avec sa proposition de Green Deal, la nouvelle Commission européenne d’Ursula von der Leyen ambitionne de faire de l’UE le premier continent neutre en carbone. D’un point de vue climatique et économique, cet engagement n’a de sens que si les émissions importées suivent également la même trajectoire. Pour relever un tel défi, l’ensemble des politiques publiques devraient être alignées sur cet objectif. Mais pour l’instant, les réformes annoncées de la politique commerciale paraissent bien timides à l’égard des enjeux. Les accords de commerce et d’investissement qui se multiplient sur le modèle du CETA (accord avec Singapour, le Japon, le Vietnam, le Mercosur…) contribuent ainsi à enfermer nos sociétés dans un modèle économique socialement et écologiquement insoutenable. Étant donné que les accords de commerce négociés aujourd’hui fixent le cadre des échanges économiques pour les décennies à venir, l’heure n’est plus au simple verdissement progressif de tel ou tel chapitre. Il est urgent de transformer la politique commerciale de fond en comble pour la mettre réellement au service de la transition écologique et sociale. Cela suppose de poser un moratoire sur les accords en cours de ratification ou de négociation afin de dresser une évaluation complète des accords passés et de redéfinir sur cette base les contours d’une nouvelle politique commerciale démocratique, juste et soutenable.

[1] - John Solal-Arouet et Denis Tersen, «  Trump et l’avenir de la politique commerciale européenne  », Politique étrangère, printemps 2017, p. 85-97. John Solal-Arouet est le pseudonyme d’un groupe d’experts ayant exercé des responsabilités en matière de commerce international.

[2] - «  La dyschronie, ou asynchronie, repose sur des dysfonctionnements entre plusieurs espaces normatifs fonctionnant à des vitesses distinctes. Ainsi en est-il des espaces “droits de l’homme” et “commerce mondial” : l’espace “droits de l’homme” est plus ancien mais sa réception est lente, alors que l’espace “commerce mondial” est plus récent via la création de l’Omc en 1994, mais a progressé rapidement. Plusieurs éléments attestent ces dysfonctionnements : les droits de l’homme ne peuvent pas être invoqués devant l’Omc ; les droits sociaux n’ont pas été mondialisés au contraire du commerce.  » Intervention de Mireille Delmas-Marty sur le thème de «  La justice environnementale  », université de Bordeaux, 2014 (www.fondation.univ-bordeaux.fr).

[3] - Alain Supiot, «  Quelle justice sociale internationale au xxie siècle ?  », conférence d’ouverture du XXIe Congrès de la Société internationale de droit du travail et de la sécurité sociale (Le Cap, 15-18 septembre 2015).

[4] - Cnuced, Rapport sur le commerce et le développement 2018. Pouvoir, plateformes et l’illusion du libre-échange, Genève/New York, Nations unies, 2018.

[5] - Katheline Schubert et al., Rapport au Premier ministre. L’impact de l’Accord économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada (Aecg/CETA) sur l’environnement, le climat et la santé, 7 septembre 2017.

[6] - Voir Cécilia Bellora et Jean Fouré, «  Évaluation des accords commerciaux : petit guide à l’usage de ceux qui veulent comprendre  », dans Cepii, L’Économie mondiale 2020, Paris, La Découverte, 2020, p. 43-56.

[7] - Voir Christian Chavagneux, «  Le procès de l’hypermondialisation  », Alternatives économiques, no 380, juin 2018, p. 64.

[8] - Voir C. Chavagneux et Marieke Louis, Le Pouvoir des multinationales, Paris, Presses universitaires de France, 2018.

[9] - Voir Csilla Lakatos et Franziska Ohnsorge, “Arm’s-length trade: A source of post-crisis trade weakness”, Policy Research Working Paper, no 8144, Banque mondiale, juillet 2017 (pubdocs.worldbank.org), qui cite UNCTAD, World Investment Report 2016. Investor Nationality: Policy Challenges, Genève, Nations unies, 2016.

[10] - Perrine Fournier, “WTO chief is in denial over climate impact of trade”, Climate Home News, 30 janvier 2019.

[11] - Voir Richard Wood, Karsten Neuhoff, Dan Moran, Moana Simas, Michael Grubb et Konstantin Stadler, “The structure, drivers and policy implications of the European carbon footprint”, Climate Policy, 2019.

[12] - Commission européenne, «  Étude d’impact de la consommation européenne sur la déforestation  », 2013.

[13] - Pascal Lamy et Elvire Fabry, «  TTIP. Une négociation d’avant-garde, stratégique pour les Pme  », CCE International, no 583, décembre 2015-janvier 2016.

[14] - K. Schubert et al., Rapport au Premier ministre, op. cit., p. 52.

[15] - Ibid.

Mathilde Dupré

Codirectrice de l'Institut Veblen, en charge des questions commerciales.

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