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Faire du climat l’enjeu clef de la "révision stratégique" de la BCE

Notre analyse des premières mesures annoncées par Christine Lagarde le 2 décembre dernier au Parlement européen.

Wojtek Kalinowski , 3 décembre 2019

Lors de sa première audition au Parlement européen en tant présidente de la Banque centrale européenne, le 2 décembre dernier à Bruxelles, Christine Lagarde a confirmé que la BCE prépare une révision du cadre opérationnel et de la stratégie de sa politique monétaire, et que l’enjeu climatique fera bien partie des questions abordées. C’est une décision très positive car la dernière révision date de 2003 et une actualisation était devenue nécessaire ; maintenant il s’agit de donner un contenu ambitieux à la révision annoncée.

Si le calendrier reste encore flou, Lagarde s’est engagée en revanche à mener cette révision en dialogue avec le Parlement européen et les représentants de la société civile ; deux bonnes nouvelles pour tous ceux qui, comme l’Institut Veblen, pensent que la BCE doit assumer un rôle actif dans la lutte contre le changement climatique.

La vidéo ci-après reprend une partie de l’échange entre Christine Lagarde et les eurodéputés au sujet du changement climatique, l’ensemble de l’audition est disponible sur le site du Parlement européen.

Pour le moment, la contradiction est flagrante entre les objectifs climatiques de l’Union européenne et la politique de la BCE : tandis que la première propose des politiques pour décarboner l’économie européenne, la seconde soutient le statut quo et se contente de reproduire l’état actuel du marché, au nom d’une notion de « neutralité de marché » profondément problématique. Se faisant, elle contribue à aggraver la crise écologique, par exemple à travers ses achats d’obligations d’entreprises qui profitent surtout aux secteurs très émetteurs des émissions des gaz à effet de serre. Nous l’avons décrit à travers l’exemple du programme d’achat des obligations d’entreprises, mais le problème se pose pour l’ensemble des opérations monétaires, les achats comme le refinancement des banques commerciales.

L’audition de Christine Lagarde a eu lieu quelques jours après la publication de la lettre ouverte dont elle était la destinataire, et dans laquelle quelques 160 experts et organisations (ONG, syndicats, think tanks, associations d’entrepreneurs) appellent la BCE à prendre dès maintenant des actions concrètes et ambitieuses pour lutter contre le changement climatique [1]. Alors que certains membres du directoire de la BCE ont déjà fait part de leurs doutes quant au verdissement de la politique monétaire, les signataires ont ainsi exprimé leur soutien à l’engagement pris par Ch. Lagarde en septembre dernier[Lors de son audition au Parlement européen en vue de sa nomination à la tête de la BCE.], de veiller à ce que la BCE mette la “protection de l’environnement au coeur de son mandat”.

Pour tenir cet engagement la BCE devra éliminer progressivement les actifs fortement polluants de ses portefeuilles et utiliser des critères climatiques pour évaluer tous les actifs actuellement éligibles aux opérations monétaires. La BCE possède déjà le mandat pour prendre des mesures pour lutter contre le changement climatique, en vertu de l’article 127 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne. En outre, en tant qu’institution européenne, elle est légalement tenue de respecter les Accords de Paris sur le climat.

Premières pistes annoncées par la BCE

Reste à savoir ce que la BCE compte faire concrètement pour intégrer l’enjeu climatique. Lors de son audition au Parlement, Lagarde a indiqué quatre pistes de réflexion ; c’est un bon début mais espérons que la liste n’est pas limitative, car parmi ces mesures uniquement la dernière offre un levier susceptible d’orienter les marchés financiers dans le bon sens :

Premièrement, Lagarde propose d’intégrer le changement climatique dans les modèles macroéconomiques utilisés par la BCE dans ses prévisions macroéconomiques. L’idée semble de bon sens mais ces modèles ne permettent pas de guider la politique monétaire : la complexité du changement climatique nous met face à l’incertitude radicale où aucun raisonnement probabiliste ne peut aider vraiment. Une prochaine note Veblen développera ce point et les limites des approches consistant à vouloir quantifier le risque climatique conçu comme un risque financier du à un facteur de risque nouveau.

Deuxièmement, Lagarde a rappelé que le climat doit être intégré dans la supervision bancaires et financière, pour vérifier que les acteurs de marché prennent en compte les risques climatiques dans leur gestion des risques et l’information fournie aux investisseurs. En réalité cette intégration est déjà en cours au niveau européen et dans nombre de pays d’Europe – en France, le mandat de l’AMF a été élargie par la loi Pacte [La loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (dite loi PACTE), promulguée le 23 mai dernier, vient d’élargir le mandat de l’AMF en ajoutant l’alinéa suivant à l’article L621-1 du code monétaire et financier : « Elle veille à la qualité de l’information fournie par les sociétés de gestion pour la gestion de placements collectifs sur leur stratégie d’investissement et leur gestion des risques liés aux effets du changement climatique. »]. Reste à savoir comment les superviseurs vont définir leur nouveau rôle et quels moyens vont-elles mobiliser dans ce sens.

Troisièmement, les investissements de portefeuille réalisés par la BCE pour son propre compte doivent favoriser les instruments financiers « verts », en pratique les obligations vertes. C’est une mesure plutôt symbolique puisqu’elle n’engage que les fonds propres de la BCE et non la politique monétaire.

Last but not least, Lagarde a reconnu que la politique d’achats d’actifs menée par la BCE dans le cadre du Quantiative Easing – et notamment le programme CSPP, tant débattu pour ses impacts écologiques négatifs – devrait elle-aussi intégrer l’analyse d’impact sur le climat. Sans tarder, la BCE devrait commencer à éliminer les secteurs les plus pollueur de son portefeuille CSPP.

Ce qui manque à ce tableau est l’idée d’intégrer le climat dans le cadre de collatéral qui est à la base de toutes les opérations de refinancement, de façon à pénaliser le refinancement via les actifs liés aux secteurs d’énergies fossiles et à d’autres activités polluantes. Pourtant, cette idée d’intégrer le climat dans le cadre de collatéral a été évoquée à plusieurs reprises par le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, certes en parlant uniquement du risque climatique et non de l’impact. Or le climat n’est pas un risque financier comme un autre et exige une approche spécifique, focalisée sur l’analyse des impacts environnementaux.

Néanmoins, l’audition de Christine Lagarde montre que le débat sur le rôle des banques centrales dans la transition écologique avance ; la fameuse « neutralité de marché » n’est plus un tabou et les agences de notation ont eu leur part de critiques pour le peu d’intérêt qu’elles affichent à l’intégration de l’évaluation environnementale systématique dans leurs services de notation financière.

La période qui s’ouvre doit être celle d’une mobilisation de la communauté scientifique, des élus et de la société civile, pour saisir l’opportunité offerte par la prochaine révision pour jeter les bases d’une politique monétaire à la hauteur de l’enjeu climatique : les propositions ne manquent pas, mais le débat s’annonce difficile.


[1L’initiative émane de quatre organisations européennes et la liste des signataires – voir ici la liste complète – inclut entre autres des organisations françaises comme le Réseau Action Climat, la Cfdt, le Secours Catholique, la Fondation Nicolas Hulot, Greenpeace l’Institut Veblen ou encore le Centre des Jeunes Dirigeants, des économistes tels que Laurence Scialom ou Jézabel Couppey-Soubeyran ou encore des anciens superviseurs comme Adair Turner. La lettre a été publiée le 28 novembre dans six journaux européens : Les Echos (La France), La Repubblica (Italie), El Païs (Espagne), Tagesspiegel (Allemagne) et NRC Handelsblad (Pays Bas).

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