Accéder directement au contenu

L’emploi et l’environnement s’invitent dans la « révision monétaire » de la BCE

Wojtek Kalinowski , 27 janvier 2020

La BCE vient de lancer officiellement le processus de révision de sa politique monétaire, comme Christine Lagarde s’y était engagée devant le Parlement européen à la fin de l’année dernière. L’institution de Francfort se montre ainsi à l’écoute de l’opinion des eurodéputés – qui viennent de leur côté d’adopter une résolution l’invitant à agir contre le réchauffement climatique [1] – mais aussi face aux appels de nombreuses organisations de la société civile européenne.

A l’issue de la réunion du jeudi 23 janvier, le Conseil des Gouverneurs de la BCE a ainsi précisé le périmètre et le calendrier du processus, qui durera toute l’année 2020 et où il s’agira potentiellement de tous les éléments clefs : la stabilité des prix, la « boite à outils » des politiques monétaires, les analyses économiques sous-jacentes et jusqu’à la politique de communication. Mais surtout, la BCE inclut dans la révision trois domaines : stabilité financière, emploi et « soutenabilité environnementale »  : si le premier fait partie du mandat depuis la crise financière de 2007-2008, l’apparition des deux autres constitue une véritable nouveauté et laisse espérer un large débat sur le rôle des politiques monétaires face à la crise écologique et sociale qui frappe nos sociétés. La BCE remplit ainsi, en théorie, une grande lacune du Green Deal annoncé en parallèle par la Commission européenne, et qui passe sous silence le rôle de la BCE et des politiques monétaires.

Cette annonce ne fait qu’ouvrir le débat, et nous ne savons rien sur l’étendu des réformes que la « banque des banques » européenne sera prête à entamer réellement. Un autre engagement pris par Christine Lagarde en décembre dernier concerne la nature ouverte du processus de révision, la BCE s’engageant à dialoguer régulièrement avec les élus mais aussi avec les représentants de la société civile. Rien n’est donc joué dans ce domaine, et la société civile européenne devra saisi l’opportunité pour plaider une révision ambitieuse.

L’Institut Veblen participe activement des ce débat en essayant d’ouvrir le champ du possible et en démontrant que les solutions existent à différents niveaux :

  • Au sujet de la transition écologique, notre bilan critique du programme d’achats des obligations d’entreprise (CSPP) a débouché sur des proposition de réforme du cadre de collatéral (modification des critères d’éligibilité, décotes écologiques, exclusion de certaines classes d’actifs, réformes des agences de notation, etc.), qui émerge de plus en plus comme l’idée clef d’une politique monétaire verte.
  • Au sujet des effets distributifs de la création monétaire via le crédit bancaire, nous venons de publier une note sur le « drone monétaire » dirigée par Jézabel Couppey-Soubeyran, qui propose un nouvel instrument inspiré de la « monnaie hélicoptère » et des expérimentations actuelles en matière de monnaie centrale numérique. Concrètement, il s’agit de verser à chaque citoyen de la zone euro entre 120 et 140 euros de monnaie centrale numérique sur un compte ouvert pour chacun auprès de la BCE, tant que l’inflation reste en deçà de l’objectif recherché. L’intérêt premier du "drone" est d’introduire une mesure alternative et moins inégalitaire de création monétaire. Cet outil peut être calibré de plusieurs façons, comme une mesure générale ou au contraire pour flécher la monnaie créée aux activités en phase avec la transition écologique (pour un exemple de cette dernière approche, voir notre note "Financer la transition écologique des territoires par les monnaies locales").

Les principes d’une approche alternative

A l’état actuel, la politique monétaire ne fait que valider telles quelles les tendances de marché et les anticipations des investisseurs. Dans le cas de la BCE, la contradiction avec les objectifs de l’UE est flagrante : celle-ci vise à « décarboner » activement le tissu économique européen, celle-là se contente de reproduire l’état actuel du marché. Nous l’avons montré au sujet du programme d’achat d’obligations d’entreprise (CSPP) ; ce programme mis en place par la BCE a surtout profité aux plus grandes entreprises opérant dans les secteurs les plus polluants.

Le changement d’approche que nous défendons peut être résumé en cinq points :

1. Une banque centrale avec le climat et l’environnement pour mandat devra s’attaquer aux causes de la crise environnementale et non seulement tenir compte des conséquences de cette dernière : il ne suffit pas de mesurer le « risque climatique » et d’exiger les primes plus élevés pour les investissements à risque. A titre d’exemple, imposer une prime de risque aux investissements localisés dans les zones géographiques particulièrement exposées ne contribue ni à l’atténuation du changement climatique, ni à l’adaptation. Bien plus, s’attaquer aux causes veut dire modifier la structure des incitations financières qui perpétuent le financement des activités polluantes.

2. Pour s’attaquer aux causes, la banque centrale possède les outils pour agir : ses interventions sur le marché et sa politique de refinancement représentent des outils puissants pour influencer sur les conditions de financement des actifs tout au long de la chaîne financière. La politique monétaire est un des leviers dont nos sociétés disposent pour augmenter le coût de capital – actuellement trop bas – et rendre plus chère l’émission de dette – actuellement trop facile – pour les secteurs et les entreprises les plus polluants.

3. Une banque centrale peut utiliser ses outils sans compromettre son objectif principal qu’est la stabilité des prix : un « calibrage écologique » des politiques monétaires peut accommoder des objectifs macroéconomiques variés, et être poursuivi par exemple à bilan constant.

4. Ce rôle actif présuppose une meilleure connaissance et une évaluation rigoureuse des impacts environnementaux comme les émissions de gaz à effet de serre. Le problème technique posé par l’évaluation environnementale est réel mais parfaitement possible à surmonter ; la taxonomie verte offre une partie de la réponse, mais il s’agit en même temps de redéfinir le rôle des agence de notation. 

5. Le fondement de la politique monétaire sur ce plan ne peut qu’être le principe de précaution. Réduire le changement climatique ou la perte de biodiversité à un facteur de risque financier parmi d’autres est non seulement erroné sur le plan théorique ; c’est aussi la recette pour repousser infiniment les mesures qui pourraient être adoptées dès aujourd’hui. Un obstacle fondamental au principe de précaution est le principe de « neutralité de marché » défendu par les banques, c’est-à-dire l’idée qu’une intervention monétaire ne doit pas avoir pour effet de modifier la structure de l’économie. La neutralité doit désormais être conçue comme un équilibre entre les règles prudentielles, le maintien des conditions de marché équitables et la contribution aux objectifs climatiques.
 


[1Citons les extraits (section « Actions against climate change ») de la résolution qui vient d’être adoptée par le Comité des affaires économiques au Parlement européen :

“Recalls that as an EU institution, the ECB is bound by the Paris Agreement on climate change and that this should be reflected in its policies, while fully respecting its mandate and its independence ; welcomes the emergence of a discussion about the role of central banks and supervisors in supporting the fight against climate change ; calls upon the ECB to implement the environmental, social and governance principles (ESG principles) into its policies, while fully respecting its mandate and its independence”

“Takes good note of ECB President Christine Lagarde’s declaration of 4 September 2019, in which she endorsed ’a gradual transition to eliminate carbon assets’ from the ECB’s portfolio and welcomed the ECB’s participation in the Network for Greening the Financial System (NGFS) and commitment to help identify and measure the financial system’s exposure to climate related risks and foster a greener financial system acting in full respect of the ECB’s price stability mandate and other objectives”

“Is concerned about the fact that 62.1 % of ECB corporate bond purchases take place in the sectors that are responsible for 58.5 % of euro area greenhouse gas emissions ; calls on the ECB to conduct a study investigating the impact on climate change of the APP and in particular the CSPP as a preliminary step towards re-designing the CSPP in a socially and environmentally sustainable manner ; suggests in this respect a framework of coordination between the ECB and the EIB, including InvestEU.”

Abonnez-vous à la Newsletter