INTERVIEW« Il ne faut plus que le nettoyage soit un métier en soi »

Coronavirus : « Il ne faut plus que le nettoyage soit un métier en soi », plaident deux enseignants-chercheurs

INTERVIEWDans leur ouvrage, Julie Valentin et François-Xavier Devetter proposent une refondation complète des métiers liés au nettoyage
Un agent de la RATP nettoie les bornes de validation dans le métro parisien.
Un agent de la RATP nettoie les bornes de validation dans le métro parisien.  - Ludovic Marin/AFP / AFP
Nicolas Raffin

Propos recueillis par Nicolas Raffin

L'essentiel

  • Les personnes employées dans les métiers du nettoyage ont été mises en lumière par la crise du Covid-19.
  • Souvent précarisées, mal payées et peu formées, elles voient leur avenir professionnel bouché.
  • Deux chercheurs proposent, dans un livre qui vient de sortir, de revoir ces métiers de manière radicale.

Comme beaucoup d’autres, ils ont fait partie des travailleurs qui se sont retrouvés, malgré eux, en « première ligne » face au coronavirus. Les femmes et les hommes, surtout les femmes d’ailleurs (80 % des effectifs), employés dans les métiers du nettoyage ont été mis en pleine lumière avec une épidémie qui nécessite de désinfecter en permanence.

Agents de service dans les écoles ou les hôpitaux, nettoyeuses passant dans les bureaux et les bâtiments publics, aides à domicile… Au total, environ deux millions de personnes (8 % des emplois en France) travaillent dans des professions dont le nettoyage représente tout ou partie des tâches. Des métiers souvent précaires, harassants, et sans perspective d’évolution. C’est pour changer ce triste état des lieux que deux enseignants-chercheurs, Julie Valentin (université de Paris-I) et François-Xavier Devetter (université de Lille), ont publié ce jeudi un livre * qui ambitionne de repenser en profondeur les conditions des métiers du nettoyage. Avec cette idée simple : plus personne ne doit tenir un balai toute sa vie, et même toute la journée.

Les agents d’entretien, majoritairement des femmes, ont fait partie de ces travailleurs de la « première ligne » mis en avant par la crise du Covid-19. Leur statut a-t-il évolué depuis un an ?

Julie Valentin : Il n’y a rien eu de spécifique, ni de revalorisation salariale, ni en termes de reconnaissance. Au contraire, il y a eu un alourdissement des charges et des tâches à réaliser, par exemple pour les personnes travaillant dans des collèges ou les lycées.

François-Xavier Devetter : La crise a surtout mis en lumière l’importance de leur travail et la précarité de ces métiers. Certaines, comme les aides à domicile, ont eu des situations très complexes à gérer, en devant travailler sans équipements ni formation.

Dans votre ouvrage, vous expliquez que la pénibilité du nettoyage est largement ignorée. Pourquoi ?

F.-X. D. : Leur pénibilité est banalisée, au sens où il n’y a rien « d’exceptionnel ». Vous ne portez pas 50 kg de béton, par exemple. A la place, vous poussez un chariot pendant des heures ou vous tenez un balai. Mais ces gestes, ces postures, ces tâches sont à la fois dangereuses et pénibles, notamment à cause des produits d’entretien utilisés en continu. Plusieurs études internationales montrent que les salariés du nettoyage ont quasiment autant de maladies professionnelles de peau et respiratoires que les ouvriers de la chimie.

J. V. : Un exemple très concret, basé sur un témoignage : dans un lycée, avec les logiques d’aération liées au Covid-19, il fallait ouvrir et fermer 64 fenêtres par jour. Faire ça tous les jours, c’est forcément usant, ça laisse des traces.

Vous dénoncez également le recours à des sous-traitants, ou externalisation, souvent présenté comme un moyen de réduire les coûts. Pourquoi ce raisonnement est-il biaisé selon vous ?

J. V. : Il y a une croyance très forte dans le bénéfice de l’externalisation. Beaucoup pensent qu’une entreprise de nettoyage possède une vraie spécialité, et sera donc plus efficace et plus productive. En réalité, pour faire des économies, il faut souvent accepter une baisse de la qualité du nettoyage.

F.-X. D. : Il y a un gain apparent. Mais avec l’externalisation, une partie du coût du travail est supportée par la collectivité.

J. V. : Par exemple, l’État, en tant qu’employeur, ne bénéficie pas des allégements de cotisations du privé. Donc s’il externalise son nettoyage, il va faire des économies immédiates. Sauf qu’en faisant cela, des emplois à temps plein [de la fonction publique] se transforment en emplois à temps partiel [dans le privé]. Et comme les personnes sont très mal payées, il va leur falloir des compléments financiers [prime d’activité, par exemple], qui seront prélevés sur les finances publiques. C’est donc un coût social supplémentaire.

Un employé d'un sous-traitant de la SNCF nettoie une rame de TGV.
Un employé d'un sous-traitant de la SNCF nettoie une rame de TGV.  - Ludovic Marin/AFP

Quelles sont vos pistes pour revaloriser le métier d’agent d’entretien ?

J. V. : S’il faut retenir une seule chose, c’est qu’il ne faut plus qu’il y ait un métier totalement consacré à cela. Il faut « déspécialiser ». Ne faire que du nettoyage, ça enlève toute perspective parce qu’on n’a pas le temps d’apprendre. Il faudrait repenser ces métiers pour que ces tâches, qui sont un vrai stigmate, soient mieux partagées. Il y a de nombreuses manières de s’y prendre.

F.-X. D. : Par exemple, en mettant en place une rotation. Comme le partage des tâches domestiques, il faut que chacun mette la main à la pâte. Dans les entreprises, cela supposerait que tout le monde, employés comme cadres, fasse du nettoyage. Ça a d’ailleurs déjà commencé avec le Covid, où on a pu demander à chacun de nettoyer son espace de travail.

J. V. : Et pour faire admettre l’idée que chacun devrait nettoyer, on pourrait l’intégrer dans le temps de travail des salariés, afin que ça ne conduise pas à une charge supplémentaire.

F.-X. D. : Une autre possibilité, c’est d’enrichir le travail de la personne chargée du nettoyage, en y mettant de la polyvalence. Cela existe déjà dans certaines collectivités, avec des agents qui sont chargés de la propreté, mais qui peuvent aussi faire de l’accueil ou de la restauration. Les aides à domicile, elles aussi, ne sont pas que des nettoyeuses, puisqu’elles ont un ensemble de tâches qui vont au-delà du simple entretien du domicile.

Faut-il également augmenter les rémunérations ?

F.-X. D. : Il faut le faire très rapidement. Cela peut passer par un relèvement du salaire horaire ou par une nouvelle manière de compter le temps de travail.

J. V. : Pour beaucoup de salariés lambda, le temps de travail inclut les pauses, les réunions. Pour les nettoyeurs, il commence au moment où ils tiennent leur balai et s’arrête quand ils le posent. Les temps de trajets pour aller d’une entreprise à une autre ne sont pas comptabilisés, par exemple.

F.-X. D. : Dans certaines professions, une demi-journée entamée est une demi-journée payée. Pourquoi ne pas l’appliquer au nettoyage ? Par ailleurs, vu l’intensité et le type du travail, un temps plein de 35 heures n’est pas tenable dans ces métiers. Il pourrait être fixé à 28 heures, payées 35. Repenser les coûts permet de repenser le calcul coût/bénéfice de l’externalisation et de repenser le temps que ces personnes peuvent utiliser pour faire des formations et avoir de vraies trajectoires professionnelles.

*« Deux millions de travailleurs et des poussières : L’avenir des emplois du nettoyage dans une société juste » (Editions Les Petits Matins, paru le 11 mars 2021, 17 euros, 155 p).

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