Stimuler la croissance quand le marché intérieur n’y suffit plus et imposer ses principes et ses normes dans les relations internationales à l’heure où le multilatéralisme est de plus en plus contesté, tels sont les grands objectifs revendiqués par l’Union européenne pour justifier une politique commerciale particulièrement active mais aussi très contestée.

« Depuis les années 2010, plus d’une quinzaine d’accords bilatéraux sont entrés en vigueur », souligne Jean-Marc Siroën, professeur à l’université Paris-Dauphine. Mais au-delà du nombre, c’est surtout l’ampleur de ces accords qui compte. « Notamment avec la plupart des pays du top 10 du commerce international, de la Corée du sud au Japon en passant par le Canada, ce qui est une manière de s’opposer aux prétentions hégémoniques de Washington et de Pékin », précise-t-il.

Avec le Mercosur, un accord « historique »

Dans la bataille à laquelle se livrent les grandes puissances, l’Europe vient de marquer un nouveau point avec la conclusion, vendredi 28 juin, d’un accord commercial avec les pays du Mercosur – Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay – qui représentent ensemble la 5e économie mondiale.

Présenté comme « historique », cet accord doit permettre d’accroître des échanges qui représentent déjà 84 milliards d’euros pour les biens et 34 milliards pour les services. Selon la Commission européenne, l’abaissement à zéro des droits de douane sur 91 % des biens exportés par les entreprises européennes vers les pays du Mercosur devrait générer une économie de 4 milliards d’euros par an et, surtout, ouvrir un marché de 260 millions de consommateurs jusqu’ici très fermé pour certains secteurs, notamment l’automobile, la pharmacie ou l’habillement. Sans parler des services et de la possibilité désormais reconnue d’accéder aux marchés publics.

« Rétablir une certaine réciprocité des échanges »

Mais le gain recherché ne se mesure pas seulement en points de croissance ou en nombre d’emplois créés. « Au-delà des avantages économiques substantiels que procurent ces accords, il s’agit aussi de rétablir une certaine réciprocité des échanges et d’organiser les relations commerciales autour de règles encore trop peu développées, voire inexistantes, au niveau de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), notamment en matière sociale et environnementale », précise un haut fonctionnaire de Bruxelles.

Mais ces promesses sont-elles toujours tenues ? Un peu moins de deux ans après l’entrée en vigueur, en septembre 2017, du Ceta, l’accord signé avec le Canada, le bilan semble mitigé. Selon les statistiques disponibles, qui datent de l’automne 2018, la suppression de la quasi-totalité des droits de douane entre les deux ensembles n’a pas fait exploser les échanges.

Bilan mitigé du Ceta

Les exportations de l’UE vers le Canada ont augmenté de 7 % en moyenne entre 2017 et 2018, avec des pointes à 10 % pour les produits de pharmacie, le mobilier, les cosmétiques et les vêtements. De même, si certains produits agricoles se vendent mieux (+ 34 % pour le chocolat, + 29 % pour les fruits), pour d’autres, le résultat est décevant. Notamment pour les fromages dont les exportations au Canada ont atteint 17 000 tonnes en 2018, sous les 18 500 tonnes de contingent obtenu par l’UE.

À l’inverse, l’invasion de bœuf canadien tant redoutée n’a pas eu lieu. Alors que l’UE avait ouvert un contingent de 45 000 tonnes au Canada, les licences d’exportation accordées pour 2018 représentent à peine 365 tonnes.

« Mais ces résultats sont à prendre avec prudence parce que l’accord est récent, mis en œuvre partiellement et que les échanges avec le Canada portent surtout sur des produits primaires, jusqu’ici soumis à des droits faibles », nuance Jean-Marc Siroën.

Plus favorable avec la Corée

Cinq ans après sa mise en œuvre, l’accord signé avec la Corée du Sud présente un bilan plus favorable. « Les exportations de l’UE ont augmenté de 60 % alors que les estimations d’impact donnaient une hausse de 25 %. Le déficit historique de 10 milliards d’euros avec la Corée du Sud est devenu un excédent de 5 milliards. Et l’Europe assure désormais 13 % des importations coréennes contre 9 % avant l’accord, ce qui la replace derrière la Chine, mais devant les États-Unis et le Japon », souligne-t-on à Bruxelles.

Surtout, l’accord a permis à l’Europe de promouvoir un certain nombre de normes et règles qui préservent ses intérêts. « Par exemple, la reconnaissance par la Corée du Sud des indications géographique protégées (IGP) ou l’adoption de la réglementation européenne en vigueur pour le secteur automobile », insiste-t-on à la Commission.

Commerce international, l’Europe à la manœuvre

Il en va de même pour l’accord avec le Mercosur qui devrait comprendre un chapitre sur la sécurité alimentaire et phytosanitaire et un autre sur le développement durable, les deux étant censés garantir le respect de normes sociales, sanitaires et environnementales.

« Un accord de régulation du commerce »

« C’est un accord majeur pour sa portée humaine. Non pas un accord de libre-échange comme on l’entend trop souvent, mais bien un accord de régulation du commerce qui permet à l’Europe de jouer un rôle stratégique dans la mondialisation et d’imposer ses valeurs à ceux qui souhaitent venir sur nos marchés », résume un haut fonctionnaire.

Mais cet argumentaire a encore du mal à faire taire les critiques qui réunissent le monde agricole et les mouvements écologistes.

« L’agriculture comme variable d’ajustement »

« Comme le Ceta, l’accord avec le Mercosur utilise l’agriculture comme variable d’ajustement pour conquérir de nouveaux marchés », accuse Christiane Lambert, présidente de la FNSEA, le principal syndicat agricole français.

« Surtout, il met en concurrence deux modèles agricoles qui ne jouent pas à armes égales. D’un côté, on demande aux agriculteurs européens de monter en gamme, avec des produits plus sains, d’avoir des pratiques plus respectueuses de l’environnement. De l’autre, on ouvre nos frontières à des produits agricoles qui n’offrent aucune garantie en matière sociale, sanitaire et environnementale », poursuit-elle.

La question climatique, « non contraignante »

Des craintes partagées par les organisations écologistes qui pointent également la menace que font courir de tels accords sur le climat. « Dans le Ceta, la question climatique n’est pas prise en compte. Et si elle est évoquée dans l’accord avec le Mercosur, c’est sur un mode non contraignant, sans qu’aucune sanction ne soit prévue en cas de violation de l’accord de Paris. Face à la politique du président brésilien Bolsonaro qui conduit à une déforestation massive de l’Amazonie, il faudrait prendre des sanctions commerciales plutôt que de passer un accord avec lui », plaide Mathilde Dupré, de l’Institut Veblen, à Bruxelles.

Qui croire ? « Ni les uns, ni les autres, propose Jean-Marc Siroën. L’union européenne surestime sans doute sa capacité à tout contrôler. Mais le monde agricole et les écologistes exagèrent aussi les effets catastrophiques de ces accords. Ce qui est déterminant, ce n’est pas la signature, mais la mise en œuvre effective de ces traités. À la société civile de s’assurer que les régulations promises sont bien respectées. »

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Repères

L’accord UE-Mercosur

L’accord prévoit la suppression des droits de douane sur 91 % des biens exportés depuis l’UE et sur 92 % des biens importés depuis les pays du Mercosur.

L’UE ouvre un peu plus son marché agricole en concédant des quotas : 99 000 tonnes par an de bœuf à un taux préférentiel de 7,5 %, 100 000 t pour la volaille, 180 000 t pour le sucre et 650 000 t d’éthanol (tous usages confondus).

Le Mercosur s’engage à respecter 357 « indications géographiques protégées » européennes, et les règles sanitaires et phytosanitaires en vigueur dans l’Union pour les produits qu’il exportera.

Un chapitre sur le développement durable évoque « le respect des droits des travailleurs et la conservation des forêts » et fait une référence explicite à l’accord de Paris sur le climat.

La Commission européenne doit finaliser la version de l’accord qui sera soumis au Conseil et au Parlement européen avant sa ratification par les États membres.