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EnquêteAlternatives

Comment la pub et les normes sociales nous poussent à trop consommer

[3/4] Difficile de mettre en place une véritable sobriété sans remise en cause de nos modes de vie. Viser plus de profit, acheter toujours plus ou multiplier les publicités qui nous y poussent nuisent aux économies d’énergie.

[3/4 Sobriété énergétique : la solution oubliée] La sobriété, un pilier de la transition écologique ? Un nombre grandissant d’experts et d’institutions l’exigent pour économiser l’énergie, pourtant la sobriété reste dans l’angle mort des pouvoirs publics. Sans transformations profondes de nos modes de vie, la France pourra-t-elle être à la hauteur des enjeux environnementaux ? Enquête sur une démarche prometteuse, mais marginalisée.

• Volet 1 : Pour le climat, économiser l’énergie est indispensable

• Volet 2 : Les économies d’énergie méprisées par les politiques



« Décoloniser les imaginaires », mener une « bataille culturelle », bâtir un « nouveau récit »... Ces termes peuvent surprendre dans la bouche d’économistes, d’ingénieurs et autres spécialistes de la sobriété. Ils reviennent pourtant en permanence lorsqu’ils évoquent les raisons pour lesquelles cette démarche peine tant à convaincre. À les écouter, la sobriété ne serait pas qu’une question de kilowattheures, mais aussi de culture. Sans remise en question profonde de notre compréhension du monde et de nos normes sociales, construire une société sobre serait impossible.

« Depuis le début de l’exploitation des énergies fossiles, nous sommes entrés dans une forme d’hubris fondée sur l’idée de disponibilité permanente des ressources », explique Barbara Nicoloso, directrice de l’association Virage Énergie et autrice du Petit traité de sobriété énergétique (éd. Charles Léopold Mayer). Quoique cette croyance s’avère « totalement fausse », elle continue de structurer notre culture et l’organisation de nos sociétés, rappelle-t-elle. Et autorise des habitudes de consommation effrénées.

Le caractère invisible des « macro-systèmes techniques » qui produisent notre énergie contribue pour beaucoup à cet imaginaire de profusion, selon Bruno Villalba, professeur de sciences politiques à AgroParisTech et coordinateur de l’ouvrage Sobriété énergétique — Contraintes matérielles, équité sociale et perspectives institutionnelles (éd. Quae). « Lorsque vous allumez une bougie, vous voyez l’énergie diminuer puis disparaître, cela permet de se rendre compte du caractère fini de la ressource. Avec l’abondance énergétique invisibilisée, tout cela est différé. Quand nous appuyons sur un interrupteur, nous mettons en place toute une logistique allant des mines d’uranium aux centrales nucléaires, sans la voir. Les conséquences écologiques sont mises à distance. »

Les terrasses chauffées sont un bon exemple d’usage énergivore. Pxhere/CC BY 2.0/Vincent Desjardins

De quoi permettre des usages irréfléchis de l’énergie. Si nous ne sommes jamais directement confrontés aux conséquences de notre système de production, pourquoi devrions-nous nous restreindre ? L’imaginaire « fabuleux » dans lequel nous sommes bercés rend inepte toute interrogation sur nos besoins réels, et multiplie par conséquent nos usages énergivores. Terrasses chauffées, surf parks aménagés, équipements numériques... Comme le décrit Barbara Nicoloso dans son ouvrage, les pratiques et infrastructures « emblématiques d’une forme d’ébriété énergétique » pullulent depuis le début des Trente Glorieuses. « Ivan Illich disait dès 1974 que nous ne connaissions pas une crise de l’énergie, mais une crise du besoin d’énergie », rappelle Bruno Villalba.

« On grandit avec l’idée que “plus, c’est mieux” »

L’impératif de sobriété se heurte également à nos normes sociales : « Tout, dans notre socialisation, valorise le principe de la compétition par l’accumulation, dit le professeur de sciences politiques. On grandit avec l’idée que “plus, c’est mieux”. On le voit avec l’éducation : ce n’est pas la note qui compte, c’est la meilleure note. Le travail, la sociabilité personnelle et familiale renforcent cela. Il ne s’agit pas de savoir si l’on voyage, mais de voyager loin, souvent, et de multiplier les activités pendant ce voyage. »

Cette valorisation de l’accumulation se traduit de manière concrète dans notre rapport à la consommation matérielle, étroitement liée à la consommation d’énergie. Comme le rappelle Cécile Désaunay, directrice d’études pour le groupe de réflexion Futuribles, la consommation joue encore un rôle structurant dans notre société, au point de représenter 55 % du produit intérieur brut (PIB) français. « Symboliquement, toute notre vie est orientée vers cela, explique l’autrice de La société de déconsommation (éd. Alternatives). Notre objectif reste de travailler pour gagner de l’argent, pour consommer davantage. » Croissance et consommation sont aujourd’hui associées, selon elle, à un idéal de progrès et d’épanouissement. Dans ce contexte, difficile de rendre la sobriété attrayante.

« Consommer, c’est une manière d’exister, de renvoyer une image de soi, de s’inscrire dans la société. »

Les enquêtes sociologiques menées par l’Agence de la transition écologique (Ademe) au cours des dernières années montrent que la majorité des Français restent très attachés à la consommation et à ce qu’elle symbolise, en dépit d’un intérêt croissant pour des modes de vie plus responsables. En 2020, 60 % déclaraient souhaiter «  pouvoir se payer plus souvent des choses qui leur font envie ». En 2019, 35 % expliquaient «  céder facilement à la tentation  » lors de leurs achats. « Consommer, c’est aussi une manière d’exister, de renvoyer une image de soi, de s’inscrire dans la société », rappelait en juillet dernier la sociologue Anaïs Rocci, lors d’une rencontre organisée par l’Ademe sur la sobriété.

« Le niveau de consommation des plus riches est beaucoup trop élevé par rapport aux ressources naturelles », constate Mathilde Dupré. Pixabay/CC/Stevepb

Le rôle social de la consommation a notamment été mis en avant par l’économiste américain Thorstein Veblen, auteur à la fin du XIXe siècle du concept de consommation ostentatoire, qui n’a pas vocation à satisfaire un besoin, mais à revendiquer son appartenance à un statut social supérieur. « On retrouve ce comportement chez les plus riches, dont le niveau de consommation est beaucoup trop élevé par rapport aux ressources naturelles, explique Mathilde Dupré, codirectrice de l’Institut Veblen. Le problème est qu’il donne au reste de la population l’envie d’accéder à ce même niveau de consommation et de gaspillage afin de se distinguer socialement. » D’où le succès des ceintures, lunettes et autres accessoires de luxe, autant prisés (si ce n’est plus) pour le statut social auquel ils permettent d’accéder symboliquement que pour leurs qualités réelles.

En 2020, 60 % des Français déclaraient souhaiter «  pouvoir se payer plus souvent des choses qui leur font envie », selon l’Ademe. Pxhere/CC0

« 1 200 à 2 200 messages publicitaires par jour »

Ajoutez à cela une forme de matraquage publicitaire, et s’extraire des filets de la consommation devient une opération quasi impossible. « On estime qu’une personne reçoit entre 1 200 et 2 200 messages publicitaires par jour », dit Thomas Bourgenot, chargé de plaidoyer au sein du collectif Résistance à l’agression publicitaire (Rap). La grande majorité des dépenses publicitaires (qui s’élèvent, en France, à 31 milliards d’euros par an) sont réalisées par des multinationales spécialisées dans la vente de produits et de services énergivores : SUV, voyages en avion, restauration rapide, équipements numériques, etc. Elles parviennent à provoquer « des phénomènes de consommation de masse qui n’auraient pas eu lieu sans stimulation publicitaire », selon un rapport de 2020 élaboré par vingt-deux associations et experts universitaires.

« La publicité fonctionne beaucoup sur des biais cognitifs, explique Thomas Bourgenot. Quand on est exposé 15, 20 ou 50 fois à une marque, on va finir par avoir un biais positif pour elle. » Ces incitations constantes à la consommation nuisent aux appels à la sobriété : « Tant que l’on est dans une culture de publicité de masse poussant les consommateurs à renouveler sans cesse leurs appareils, à acheter du neuf pour avoir une meilleure image vis-à-vis de leurs pairs, cela rend les choses plus compliquées », pense Laetitia Vasseur, cofondatrice de l’association Halte à l’obsolescence programmée. Elle milite, tout comme Résistance à l’agression publicitaire, pour un encadrement plus strict de la publicité, notamment lorsqu’elle promeut des produits polluants : « On ne changera pas le monde en régulant de manière drastique le système publicitaire, mais tant qu’on ne le fera pas, on ne pourra pas changer le monde », estime Thomas Bourgenot.

Les murs du métro parisien tapissés de publicités. Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/Cramos

Écologie et sobriété reléguées au second plan

Faire advenir une société sobre nécessiterait également, selon Barbara Nicoloso, de déconstruire notre « imaginaire de la toute-puissance », glorifiant la vitesse et associant les usages énergivores au bonheur et à la réussite sociale. « Cet imaginaire viriliste est omniprésent dans la publicité et le cinéma », rappelle-t-elle. Des films d’espionnage aux comédies romantiques, les voitures de luxe sont ainsi représentées comme des objets de désir, conférant charisme et prestige à ceux qui les possèdent. En comparaison, les représentations de la sobriété font pâle figure : « Dans l’imaginaire de beaucoup de personnes, elle est associée à l’ascèse et à la privation. Il faut la rendre désirable. »

Une tâche difficile, tant certains aspects de la sobriété peuvent entrer en conflit avec des valeurs que nous considérons comme cardinales. Mutualiser les équipements, par exemple, implique de remettre en question notre attachement à la propriété privée. Développer l’habitat partagé pourrait nous amener à réévaluer l’importance que nous accordons à l’intimité. Mettre en place des politiques de réduction des déplacements aériens, enfin, pourrait être perçu par certains comme une atteinte à la liberté de circulation. Lors des cours qu’il donne à l’université, Bruno Villalba a expérimenté les résistances que peut susciter le concept : « Les étudiants y sont spontanément favorables. Mais quand on travaille sur l’application concrète de cette sobriété, sur ses conséquences relationnelles et affectives, les tiraillements commencent à apparaître. »

Ces réticences sont révélatrices, selon le professeur de sciences politiques, de la place réellement accordée à l’écologie dans notre société : tant que les questions environnementales seront perçues comme « secondaires », il sera difficile d’amorcer les changements structurels nécessaires à la construction d’une société sobre.

Les choses pourraient cependant être sur le point de changer. Selon l’enquête Fractures françaises d’Ipsos Sopra-Steria pour Le Monde publiée le 7 septembre dernier, 55 % des Français considéreraient qu’une action en profondeur est nécessaire pour lutter contre le changement climatique, contre 21 % privilégiant le progrès technique. 82 % (soit 5 points de plus qu’en 2020) approuveraient l’idée qu’il faut « que le gouvernement prenne des mesures rapides et énergiques », quitte à « modifier en profondeur leur mode de vie ». Reste à traduire ces aspirations en actes.

• Quatrième volet de l’enquête : Vélo, télétravail, colocation… Bienvenue dans une ville sobre

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