Dans les colonnes de Challenges, l’économiste Christian Gollier a récemment mis en garde contre le risque que l’action climatique outrepasse la rationalité économique. Il déplore "l’absence de volonté de quantifier les coûts et bénéfices sociétaux des actions vertes comme si le climat autorisait à sortir de la rationalité et des lumières". Mais, en la matière, n’est-ce pas, au contraire, la soumission à ce calcul coût-bénéfice érigé en maître à penser, quand il devrait rester un outil, qui freine l’action écologique ?
Il ne faut pas surestimer la portée de l’exercice consistant à comparer les coûts et les bénéfices d’une action publique isolée. Il oblige à simplifier et son résultat est tout entier contenu dans ses hypothèses. Quand Christian Gollier examine de cette manière s’il faut baisser la vitesse de 130 à 110 km/h sur autoroute, il compare le bénéfice de la réduction des émissions de CO2 au coût du temps supplémentaire passé en voiture. Les accidents et les morts évités, les répercussions sur l’usage des transports collectifs, ce que l’on fait de notre temps en dehors du travail… Tout cela est évacué. Et pour cause : fondamentalement, l’exercice consiste à mettre un prix sur ce qui n’en a pas, alors autant ne pas avoir trop de prix à choisir.
Préserver le climat n'a pas de prix
Ici, la comparaison est réduite à deux impacts pour n’avoir que deux prix à choisir, celui de la tonne de carbone évitée et celui du temps perdu, ce qui n’est déjà pas une mince affaire, avec autant de résultats possibles que de prix choisis. En décrétant que le temps gagné sur un trajet à 130 km/h serait intégralement consacré au travail et en prenant le prix actuel de la tonne de carbone sur le marché européen du CO2, Christian Gollier conclut que "l’économie énergétique réalisée est bien trop faible pour compenser notre perte de temps".
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Sort-on des Lumières ou, au contraire, de l’obscurantisme marchéiste lorsqu’on se demande si l’on peut mettre un prix sur tout ? La valeur de la préservation du climat et celle de notre temps de vie sont-elles réductibles à des prix de marché ? Sont-elles même commensurables ? La valeur de la tonne de carbone évitée ne devient-elle pas infinie quand chaque degré de réchauffement en moins compte pour atteindre nos objectifs climatiques ? Le temps perdu individuellement aujourd’hui ne vaut-il pas infiniment moins que celui gagné collectivement demain si l’on parvient à sauver l’habitabilité de la planète ? Ces valeurs sont à définir selon des préférences collectives en tenant compte de notre bien-être présent, mais aussi de celui menacé demain pour nos enfants et les leurs.
La logique du marché n’est pas la seule qui nous permette de nous coordonner. En l’espèce, celle-ci a plus à voir avec les dérèglements écologiques à résoudre qu’avec leur remédiation.
Adopter une approche systémique
Sort-on des lumières ou, au contraire, de l’obscurantisme scientiste lorsqu’on se demande si tout est calculable, mesurable, additionnable, probabilisable et réductible à des unités monétaires ? La question écologique est par nature systémique. Son traitement nécessite la mise en cohérence de tout un ensemble d’actions portées par une vision d’ensemble et orientées vers le même but, qui est de rendre notre bien-être collectif compatible avec les limites planétaires.
Évaluer une seule mesure isolée des autres, en partant du bien-être individuel réduit à sa plus stricte dimension économique, se situe aux antipodes de l’approche systémique requise. Le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité ne se réduisent pas à de simples coûts économiques et financiers mesurables, mais nous placent dans une incertitude radicale où s’entremêlent les dimensions économique, sociale, éthique, mais aussi physique, chimique, biologique, avec à ce niveau des points de bascule et des seuils d’irréversibilité au-delà desquels on ne sait pas ce qui va se passer, donc absolument pas probabilisables. Tout cela devrait nous rendre beaucoup plus humble dans nos calculs et beaucoup plus résolus dans l’action à mener.
Quand les recherches d'un Nobel entravent l'action en faveur du climat
Le calcul économique peut même se révéler irrationnel. En témoigne celui de l’économiste William Nordhaus (Prix dit Nobel d'économie en 2018, NDLR) qui a introduit le climat dans la macroéconomie par le biais de cette analyse coût-bénéfice. Résultat, d’après lui, le coût d’un réchauffement de 6°C (qui d’après les climatologues rendrait la planète largement inhabitable aux humains) se limiterait à 8,5 points de PIB et le niveau optimal du réchauffement serait de 3,5°C (alors qu’à des niveaux de réchauffement supérieurs à 2°C, le GIEC souligne l’augmentation rapide des risques de disparition, d’extinction et d’effondrement des écosystèmes) ! Ce genre de calcul a jusqu’à présent bien plus dangereusement entravé l’action publique qu’il ne l’a aidée.
On agira d’autant moins pour le climat que les actions vertes seront décidées à l’aune de ce qui rapporte le plus et coûte le moins. Car beaucoup d’entre elles coûtent et ne rapportent pas, pas assez ou pas assez vite, comme celles dans la rénovation énergétique, les infrastructures de transports, la préservation des écosystèmes, la dépollution, l’accompagnement, etc. La logique marchande de rentabilité économique et financière nous y fera renoncer.
Ces dépenses-là, indispensables à la bifurcation écologique mais financièrement non rentables, ne deviendront possibles qu’en dépassant la logique marchande et financière : c’est la banque centrale qui devrait les financer sans en passer par le marché de la dette et sous contrôle démocratique.
Par Jézabel Couppey-Soubeyran, Maîtresse de conférences d’économie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et conseillère scientifique à l’Institut Veblen, et Ivar Ekeland, Professeur émérite de mathématiques de l'université Paris Dauphine.