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TTIP : l’arbitrage pose toujours problème

Mathilde Dupré, 10 décembre 2015

Chronique publiée dans Alterecoplus, le 02/12/2015

Non à 97% : c’est le score enregistré par la proposition d’un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) dans l’accord transatlantique de commerce et d’investissement, lors de la consultation publique menée par la Commission européenne. Le dispositif n’est certes pas nouveau puisqu’il a été inscrit dans plus de 3000 traités signés y compris par des pays européens. Il ouvre une voie de recours privilégiée devant un tribunal d’arbitrage privé pour un investisseur étranger issu d’un État contractant contre un autre État qui ne respecte pas les dispositions du traité en question.

Mais, progressivement détourné de son objet, il sert aujourd’hui à des multinationales à faire condamner des États devant des tribunaux privés. Motif ? Le manque à gagner induit par des décisions de politiques publiques d’intérêt général notamment sanitaires, environnementales, fiscales ou sociales. En Europe, il a déjà coûté aux contribuables européens plus de 3,5 milliards d’euros de compensations versées aux entreprises. Et ce n’est qu’un début car aucun plafond n’existe pour ces sanctions ; dans une plainte encore à l’étude, l’énergéticien suédois Vattenfall ne réclame pas moins de 4,7 milliards d’euros à l’Allemagne, suite à sa décision de sortir du nucléaire.

Une proposition de réforme

Face à ce mouvement d’opposition, Bruxelles a été contrainte de revoir sa copie, en se basant notamment sur des suggestions de la France. La nouvelle proposition européenne, officiellement publiée et soumise aux Américains le 12 novembre dernier, propose la création d’un système juridictionnel des investissements. Cette proposition constitue une amélioration par rapport au dispositif de départ dans la mesure où elle vise à créer une cour permanente et à instaurer notamment un mécanisme d’appel. Pour autant, elle reste inacceptable à plusieurs titres.

Pas de débat sur l’utilité du mécanisme

Tout d’abord, a-t-on vraiment besoin d’un tel système de règlement des différends supranational ? Les États membres de l’UE, les États-Unis et le Canada n’offrent-ils pas toutes les garanties d’un État de droit ? Avec sa proposition bis, la Commission ignore toujours cette interrogation légitime.
Ensuite, quand bien même elle serait acceptée par les États-Unis, cette nouvelle proposition crée une situation paradoxale. La Commission ayant renoncé à l’intégrer dans d’autres accords en cours de ratification, elle demande aux États membres et aux eurodéputés de ratifier par exemple l’accord UE / Canada avec un RDIE ancienne formule. Or près de 80% des entreprises américaines opérant en Europe pourraient utiliser leur présence au Canada pour poursuivre des États européens sur la base de ce traité…

Rupture de l’égalité des justiciables devant le droit

Par ailleurs, le nouveau dispositif envisagé n’est malheureusement pas de nature à rassurer les citoyens ni leurs représentants au Parlement européen.
Il consacre toujours un double privilège accordé aux seuls investisseurs étrangers. Ces derniers disposent ainsi du choix de la juridiction (tribunal national ou arbitrage international) et donc de la loi applicable (droit national ou disposition du traité) pour faire valoir leurs droits, alors que ce recours à l’arbitrage reste fermé aux entreprises domestiques (y compris une majorité de PME), aux consommateurs, aux travailleurs et aux éventuelles victimes d’abus de la part des entreprises. Pour reprendre l’exemple allemand de la sortie du nucléaire, les énergéticiens nationaux tels que E.ON et RWE, qui ont dû affronter les mêmes conséquences liées à cette décision démocratique, ont donc porté l’affaire devant les tribunaux nationaux. En ce qui concerne l’entreprise suédoise Vattenfall, l’examen de la plainte se fait à l’aune des dispositions du traité et du droit international, plus favorables aux investisseurs, et non pas à celle du droit et de la jurisprudence allemands et européens.
Le mécanisme représente, à ce titre, une rupture de l’égalité des citoyens devant le droit et pourrait se révéler incompatible avec l’ordre juridique européen et les règles du marché unique. Il appartient à la Cour européenne de justice de se prononcer sur cette question essentielle avant d’aller plus loin dans la négociation. Encore faut-il qu’elle soit saisie à cet effet par le Conseil, la Commission ou le Parlement européen !

Préserver le droit des Etats de réguler

Autre point important, la préservation du droit des Etats à réguler n’est toujours pas garantie : si le principe est en théorie inscrit dans le texte, il reste fortement encadré en pratique. Les arbitres requalifiés en juges auront à se prononcer sur la nécessité des mesures adoptées par nos gouvernements, leur caractère non excessif ainsi que la légitimité de l’objectif politique poursuivi. Autrement dit, si un État membre décide d’interdire tel OGM autorisé au plan européen en invoquant le principe de précaution ou des effets sanitaires incertains, il reviendra au juge d’évaluer la pertinence de cette décision.
Or, la proposition européenne ne règle pas non plus les enjeux d’indépendance et de conflit d’intérêts des « juges », dont la rémunération continuera de dépendre largement des parties et donc du nombre de plaintes déposées par les investisseurs (eux seuls y étant habilités). Pas plus qu’elle ne plafonne les montants des compensations, qui peuvent dépasser largement les seuls investissements réalisés dès lors qu’ils prennent en compte les « attentes légitimes » des investisseurs sur des profits futurs ! La proposition française de sanctions à l’égard des plaintes abusives n’a quant à elle pas été retenue.

La Commission européenne juge sa nouvelle proposition équilibrée car elle ne satisfait vraiment ni les grandes entreprises, ni la société civile. Ce critère qui ne manque pas de surprendre ne saurait remplacer ceux, plus fondamentaux, de la compatibilité avec le droit européen et la préservation du droit des États à instaurer des politiques publiques visant, par exemple, la stabilité financière, la protection des individus ou de l’environnement.

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