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EDITO décembre 2015

Pourquoi la crise des subprimes aurait pu être "évitée"

Aurore Lalucq, 18 octobre 2016

En 2011, la Commission nationale américaine sur les causes de la crise financière et économique, présidée par le démocrate Phil Angelides, délivre son rapport. La question des prêts menteurs en constitue un élément central et la conclusion est sans appel : « Cette crise financière était évitable ».

« En dépit des points de vue exprimés par de nombreuses personnes à Wall Street et à Washington selon lesquels cette crise n’aurait pu être prévue, ni évitée, il y avait bien des signes d’alerte. Le drame, c’est qu’ils ont été ignorés ou disqualifiés [1] », poursuivent les auteurs du rapport.

En effet, plusieurs signaux auraient dû mettre les régulateurs et les analystes économiques sur la piste d’une fraude massive. D’autant plus que, grâce à l’expérience de la crise des « Savings and loan » [2], les régulateurs, les économistes et les criminologues avaient à leur disposition toute une littérature théorique et une accumulation d’expériences à même de les aider à repérer les fraudes comptables patronales . Par ailleurs, le FBI avait averti, dès septembre 2004 en séance publique à la Chambre des représentants, de l’existence d’une « épidémie » de fraudes aux prêts immobiliers susceptible d’engendrer une « crise » financière si elle n’était pas endiguée à temps [3].

Des blocages idéologiques

Empêcher la crise américaine des prêts menteurs était donc possible. Mais c’était sans compter les réticences de l’administration Bush, puis de l’administration Obama, à agir. William Black explique ainsi comment Timothy Geithner est intervenu auprès des procureurs pour s’opposer à certaines enquêtes – sans parler des poursuites – contre les fraudeurs en col blanc. Pour le secrétaire du Trésor, le système financier était fragile et les Etats-Unis ne pouvaient pas se permettre de l’affaiblir à travers l’ouverture d’enquêtes et des poursuites judiciaires. De criminels potentiels ont été maintenus donc à la barre des plus grands établissements financiers pour assurer la stabilité financière. Un raisonnement étonnant combattu sans succès par Sheila Bair (ex-présidente de la FDIC) et Neil Barofsky (responsable du Troubled Asset Relief Program (TARP) – le programme de rachat d’actifs douteux mis en place en 2008. Tous deux décrivent dans leurs derniers ouvrages qu’il y avait bien au sein de l’État une absolue conscience de l’ampleur de la fraude.

Côté recherche académique, seul un petit pourcentage des études universitaires et des livres d’économie sur la crise de 2008 mentionnent le rôle de la fraude.
Mais l’économie standard peut même aller parfois plus loin.
Gregory Mankiw, professeur d’économie à Harvard (et ancien président du Council of Economic Advisers du président George Bush Jr) a participé au débat sur l’article de 1993 des économistes Akerlof et Romer (sur le rôle de la fraude dans la crise des Savings and Loan), lors duquel il a fait valoir qu’« il serait irrationnel pour les [PDG] de caisses d’épargne de ne pas piller leur entreprise ».

Mais il n’y a pas que la recherche économique dominante qui a failli. Les régulateurs non plus n’ont pas été à la hauteur. Comme le résume parfaitement le rapport de la commission sur la crise financière : « Nous réfutons l’idée selon laquelle les régulateurs n’avaient pas assez de pouvoir pour protéger le système financier. Ils avaient beaucoup de pouvoir et dans un grand nombre de domaines, mais ils ont choisi de ne pas l’utiliser ». Ainsi, entre 1999 et 2005, un des concurrents de Bernard Madoff - Harry Markopolos du Rampart Investment Management Co. - a tenté d’alerter la SEC à de nombreuses reprises sur les pratiques du célèbre homme d’affaires. Il a transmis à l’agence de régulation plusieurs rapports montrant qu’il était légalement impossible pour Madoff d’arriver à de tels rendements. Aucune réaction de la SEC pour cause de « manque de preuves ».

L’idéologie dominante n’imprégnait donc pas uniquement les économistes mais aussi les plus hautes instances de régulation. Rich Spillenkothen, directeur de la supervision et de la réglementation des banques au Federal Reserve Board (de 1991 à 2006) a pu en témoigner, le 31 mai 2010, devant la FCIC où il déclara que des « problèmes d’ordre général » avaient empêché la mise en place d’une régulation efficace à la Fed. Par « problèmes d’ordre général », il entendait plus précisément « l’acceptation générale d’une vision économique standard, le scepticisme et l’ambiguïté philosophique à l’égard de la réglementation, une attention insuffisante aux leçons de l’histoire… ».
La conviction d’Alan Greenspan selon laquelle les régulateurs ne voyaient les problèmes qu’une fois réalisée l’autocorrection des marchés (en d’autres termes que les signaux prix du marché étaient les seuls à même de guider les investisseurs vers les bons établissements financiers et de les écarter des mauvais), avait été étudiée à la Fed en interne. Elle fut invalidée par la Fed elle-même, d’après Spillenkothen : « on a cherché des cas où le marché avait repéré les problèmes avant que les examens de supervision ne les signalent. Autant que je m’en souvienne, on n’en a trouvé aucun. » Ces résultats – non diffusés – n’ont pas remis en cause la ligne idéologique de la Fed.

Pourquoi s’intéresser aux causes de la crise des prêts menteurs aujourd’hui ?

Aujourd’hui, aux États-Unis, le rôle de la fraude et plus particulièrement des « prêts menteurs », dans la crise dite des subprimes est largement connu, comme en témoignent la publication de nombreux ouvrages sur le sujet et la sortie prochaine sur les écrans de cinéma du film « the Big Short » (sortie sur les écrans français le 23 décembre), même si aucune réforme d’envergure n’a été mise en place pour contrecarrer ce type de phénomène.

En France et en Europe, malgré la multiplication des amendes à l’encontre des banques, et la persévérance de certains auteurs (parmi lesquels Christian Chavagneux, Jean-François Gayraud, Jean de Maillard), le sujet peine à s’imposer. Il est pourtant impératif de comprendre les rouages de la crise des prêts menteurs pour mettre en place les régulations qui s’imposent. Car la fraude et les prêts toxiques ne constituent en rien une spécificité américaine. En Espagne, en Irlande, mais aussi en Allemagne, en Belgique et en France, des pratiques financières frauduleuses ont eu cours. Et il ne sera jamais trop tard pour en débattre.


[1The Financial Crisis Inquiry Report,
Public Affairs Reports, 2011, page xvi.

[2Crise de la fin des années 1980 où la fraude a joué un rôle majeur. Plus de 800 cadres des banques ont été condamnés à des peines de prison.

[3www.edition.cnn.com/2004/LAW/09/17/.... Extrait : “Rampant fraud
in the mortgage industry has increased so sharply that the FBI warned Friday of an
‘epidemic’ of financial crimes which, if not curtailed, could become ‘the next S&L crisis’.”
 »

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