Décryptage

Pourquoi l'entrée en vigueur du contesté Ceta ne met-elle pas fin au feuilleton?

Ratifié par le Parlement européen le 17 février après de houleuses tractations, le traité de libre-échange entre l'UE et le Canada sera appliqué provisoirement à partir de ce jeudi. La ratification pays par pays, elle, prendra encore plusieurs années.
par Estelle Pattée
publié le 20 septembre 2017 à 16h34

Après des années de tractations dans l'ombre, le très contesté Ceta entre en vigueur provisoirement ce jeudi. Le feuilleton autour de ce traité de libre-échange entre l'Union européenne et le Canada n'est pourtant pas terminé. Il lui faut désormais recevoir l'aval des 37 Parlements nationaux ou régionaux de l'UE. Un processus, non sans obstacle, qui pourrait durer plusieurs années. Son entrée en application provisoire pourrait même être annulée.

Pourquoi l’application provisoire a-t-elle été repoussée plusieurs fois ?

Initialement prévue le 1er mars, l'entrée en application provisoire du Ceta, qui concernera près de 90% du traité, a été reportée au 1er juin, puis au 1er juillet, avant que les parties s'accordent finalement sur la date du 21 septembre. En cause : une sombre histoire de fromage. L'accord prévoyait que les producteurs européens pourraient exporter à terme 18 000 tonnes de fromages au Canada. Mais le 14 juin, la chaîne canadienne CBC News révélait un document qui suggérait que, finalement, 60% du quota devrait passer par les producteurs de lait canadiens et les industries de transformation, ce que dénoncent les producteurs de fromages européens.

Autre point de friction : les produits pharmaceutiques. Le Ceta introduit plusieurs dispositions, dont la prolongation, jusqu'à deux ans supplémentaires, des brevets des médicaments sur le territoire canadien. «On accroît l'exclusivité du marché pour le médicament original, ce qui retarde la mise sur le marché des produits génériques et augmentera à termes le coût des médicaments», déplore Marc-André Gagnon, professeur spécialiste en politiques pharmaceutiques à la School of Public Policy and Administration à l'Université Carleton (Ottawa).

Où en est le processus de ratification ?

Ratifié dans la douleur par le Parlement européen le 15 février, puis par le Canada le 17 mai, le Ceta – considéré comme un «accord mixte» – doit désormais franchir l'étape de la ratification par les 37 assemblées nationales et régionales de l'UE. La Lettonie a été la première à le faire, dès le 23 février, suivi du Danemark, de l'Espagne, de la Croatie et de Malte. Le processus pourrait encore durer plusieurs années. Les obstacles sont nombreux : en Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale a par exemple été saisie. En France, le Conseil constitutionnel avait également été interpellé en février par 106 députés. Mais ce dernier a estimé, le 31 juillet, l'accord compatible avec la Constitution française.

A lire aussi : Le Ceta : quels impacts pour les Européens et les Canadiens?

Dernier obstacle en date : la Belgique a, le 6 septembre, officiellement saisi la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) sur la légalité de l'accord, notamment sur la compatibilité du tribunal arbitral, prévu pour régler les litiges entre investisseurs privés et les Etats, avec la loi européenne. «Si la CJUE estime que le Ceta est en contradiction avec les traités européens, soit l'UE essayera de renégocier l'accord avec le Canada, soit elle s'engagera dans un processus de modification des traités européens, ce qui me semble complètement inenvisageable. Elle pourra aussi laisser tomber le Ceta, explique Régis Bismuth, professeur à l'école de droit de Sciences-Po. Cette situation ne s'est jamais présentée pour un accord de ce type, d'où les incertitudes significatives quant à l'issue de ce processus.»

Reste que si un Parlement national refuse de ratifier le Ceta, il n'est pas sûr que l'application provisoire soit maintenue. Selon la déclaration 20, annexée à la décision d'autoriser l'UE à signer le Ceta du 27 octobre, «si la ratification de l'AECG [l'accord économique et commercial global, ndlr] échoue de façon définitive en raison d'une décision prononcée par une Cour constitutionnelle, ou à la suite de l'aboutissement d'un autre processus constitutionnel et d'une notification officielle par le gouvernement de l'Etat concerné, l'application provisoire devra être et sera dénoncée. Les dispositions nécessaires seront prises conformément aux procédures de l'UE».

La Commission a déclaré qu'il faudrait «une nouvelle proposition de la Commission et une décision à l'unanimité du Conseil pour que l'UE demande au Canada de mettre fin à l'application provisoire», rapporte l'institut Veblen pour les réformes économiques. En réalité, cela «dépendrait du nombre d'Etats membres rétifs et de leur poids politique et économique au sein de l'UE, analyse l'institut. On ne peut exclure que la Commission et certains Etats membres tentent de conserver le volet communautaire déjà en application provisoire», ajoute l'association.

Dans les faits, un tel refus donnerait sûrement lieu à d'intenses tractations au sein de l'UE avec le ou les Etats récalcitrants pour qu'ils changent d'avis. C'est ce qui s'était passé pour l'accord d'association entre l'UE et l'Ukraine. Suspendu après la victoire du non au référendum organisé le 6 avril 2016 aux Pays-Bas, le Parlement néerlandais l'a finalement ratifié le 30 mai dernier, après avoir obtenu la garantie que ce traité n'octroyait pas à l'Ukraine le statut de candidat à l'accession à l'UE. Une garantie qui ouvert la voie à l'entrée en vigueur effective de l'accord le 1er septembre.

Et en France ?

Emmanuel Macron était le seul candidat à la présidentielle ouvertement favorable à l'accord, qui, estimait-il, «améliore objectivement les choses dans notre relation commerciale avec le Canada». Jusqu'à critiquer vertement le veto du Parlement wallon à la signature du Ceta. «On affaiblit l'UE. La politique communautaire commerciale, c'est la souveraineté de l'Europe. On peut se faire plaisir mais à la fin c'est l'UE qui nous aide. La Wallonie toute seule n'aurait pas pu négocier un tel texte avec le Canada», déclarait-il le 19 octobre. Avant de faire volte-face durant l'entre-deux-tours de l'élection. Il promettait alors, lors de son meeting du 1er mai, de nommer, dans les trois mois après son élection, «une commission d'experts, de scientifiques irréprochables, dénués de tout lien avec les lobbys comme les industriels pour dire ce qu'il en est exactement des conséquences environnementales, sur la santé», dénonçant un accord «conçu à l'écart du processus démocratique dans une forme de décision qu'il nous faudra changer en Europe pour l'avenir».

A lire aussi:Ceta : «Un traité perçu comme le cheval de Troie des Etats-Unis»

Finalement mise en place le 6 juillet à Matignon, cette commission a rendu ses conclusions le 8 septembre, critiquant un «manque d'ambition» et des «opportunités manquées» sur les questions environnementales et sanitaires notamment. «Les chapitres de l'accord concernant l'environnement ont le mérite d'exister, mais ne contiennent aucun engagement contraignant, regrettent les auteursLe grand absent de l'accord reste le climat.» Le rapport indique également que «la capacité des Etats à réglementer dans le domaine de l'environnement et de la santé est préservée par principe», mais souligne que faute de mention explicite du principe de précaution, une «incertitude» existe sur une possible contestation par le Canada.

Le gouvernement français a, malgré cela, décidé d'ignorer les commentaires de la commission. Au grand désarroi d'un collectif de personnalités politiques et de syndicats qui dénonce, dans une tribune publiée par Libération mercredi, «le silence assourdissant de Nicolas Hulot» sur ce traité qui «enterre la COP21 et les accords de Paris». En vain.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus