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Les économies territoriales entre la nation et le monde

Conférence prononcée le mercredi 18 décembre 2013 à l’occasion de la séance inaugurale du cycle 2014 de l’IHEDATE.

Philippe Frémeaux, 6 janvier 2014

Le contexte

Alors que l’économie est plus que jamais ouverte sur le monde, que les capitaux, marchandises et services circulent librement, ainsi que les hommes, pour autant qu’ils aient le bon passeport et une carte de crédit, le territoire est devenu, plus que jamais, dans le discours de nos responsables politiques, comme un espace majeur de référence pour penser le développement économique et social. Le paradoxe n’est évidemment qu’apparent : la dynamique de l’économie, même si les économistes ont mis du temps à le comprendre, est toujours issue d’une dialectique entre d’une part des flux, des réseaux, qui peuvent s’étendre sur un vaste espace et d’autre part, des ressources, des compétences collectives situées spatialement, et que nourrissent les liens permis par la proximité. Cette dialectique des flux et du territoire associe également d’une part des logiques d’échange et d’autre part des logiques de coopération.

Mais la mise en avant du territoire dans le moment présent, c’est aussi l’affirmation d’un espace où il serait possible de reprendre le contrôle de l’économie dans un moment où une partie croissante de la population estime que la classe politique, qu’elle l’ait choisi ou qu’elle y soit contrainte, a renoncé à y parvenir. Le territoire serait ainsi l’espace où nous pourrions retrouver une capacité collective à décider de notre avenir, à redonner vie et consistance à la démocratie.

La promesse apparaît d’autant plus séduisante que, dans le même temps, les dirigeants en charge des plus hautes responsabilités au niveau national mettent en scène une activité fébrile sans résultats tangibles ou affichent une modestie à la mesure de leur impuissance à agir. Le territoire apparait ainsi comme un des lieux où élus et décideurs peuvent tenter de répondre à la demande des populations pour plus de sécurité, plus de protection, un lieu où l’on pourrait s’insérer avec succès dans la mondialisation de manière solidaire, où l’on pourrait construire des politiques du bien-être, du bien-vivre sans pour autant rompre avec une économie et une société ouverte sur le monde, sans céder à une tentation du repli irréaliste et peu désirable.

Cette mise en avant du territoire comme espace pertinent apparait donc pour partie comme une conséquence de l’affaiblissement de la capacité d’agir au niveau national. Une large part de l’opinion considère qu’au niveau même où l’on attendrait des responsables politiques qu’ils prennent des mesures propres à améliorer notre vie individuelle et collective – une attente que renforce la présidentialisation des institutions –, ces mêmes responsables se révèlent incapables de contrôler quoi que ce soit, et notamment à reprendre la main sur le cours de l’économie, parce que le pouvoir leur échappe, soit qu’il aurait été capté par des puissances supérieures comme les grandes firmes et les forces de la Finance, ou simplement parce que la complexité engendrée par l’interdépendance du monde, et par l’émergence des problèmes globaux, font que les solutions ne peuvent naître que de compromis bien difficiles à établir.

Dans ce contexte, l’offre de sécurité globale essentiellement inscrite dans l’espace national proposée par l’extrême droite fait sens, en termes de stratégie électorale : l’espace national demeure, en France, sur le plan politique, celui qui fait le plus sens aux yeux des populations et ceci, d’autant plus qu’il demeure de facto l’espace majeur où se déploie la solidarité. Mais, dans le même temps, cette promesse d’une reprise en main au niveau national est totalement mensongère dans son essence même, dans la mesure où elle donne à croire que l’espace de la nation serait celui où pourrait se déployer une capacité d’agir absolue, ce qui n’a jamais été vrai et l’est évidemment encore moins aujourd’hui, au moment où l’Etat se trouve précisément affaibli, au profit de la dimension supranationale, et par voie de compensation, par l’espace infranational, celui des territoires, et où la nation, pour parler comme le sociologue des relations internationales Bertrand Badie [1], rassemble des individus, des entreprises et des groupes dont les histoires, les sentiments d’appartenance, les intérêts, les stratégies et les réseaux traversent plus que jamais les frontières nationales.

Un peu d’histoire

Avant de revenir sur le potentiel du territoire comme lieu où peut se développer une capacité d’agir, je vous propose de revenir un peu en arrière. Car si la vogue du territoire, du local, du régional, est bien une réponse aux difficultés qu’à l’Etat républicain de porter un développement inclusif sur l’ensemble du territoire au profit de tous, faut-il pour autant céder au « c’était mieux avant » et s’imaginer que ce développement inclusif était offert en tout lieu aux grands moments de l’aménagement du territoire ?

La réponse est non. Dans le récit rêvé des grandes politiques d’aménagement du territoire du passé, on raconte parfois qu’elles profitaient à tous. Et il est vrai qu’on a pu observer une convergence du Pib par habitant des différentes régions françaises durant les trente glorieuses. Mais ce résultat a été en partie obtenu du fait de la montée des dépenses collectives engendrée par le développement des services publics et par la mise en œuvre, en parallèle, d’outils de régulation sociale qui profitaient à tous : la durée des études a été allongée, un accès généralisé à des soins de qualité a progressivement été proposé en tout point du territoire. On a vu aussi se déployer une politique économique se donnant pour priorité le plein emploi, des mécanismes assurant une redistribution des gains de productivité via les conventions collectives, l’établissement d’un smig progressivement unifié au plan national avant de se transformer en smic.

Ces politiques conduites par un Etat centralisé et républicain ont favorisé une égalisation croissante des conditions économiques et sociales des personnes, offert une plus grande égalité des chances, sans assurer pour autant d’égalité des territoires devant le développement : les trente glorieuses, ce sont aussi les années de l’exode rural, de la construction des banlieues en périphérie des vieux centres urbains, etc. Mais le plein emploi, la conviction commune que la croissance du Pib était synonyme de progrès social, de bien-être individuel et collectif accru, ont fait ressentir comme un mieux des évolutions regardées aujourd’hui avec une certaine distance critique. La fille de paysan pauvre qui devenait alors employée de banque après avoir obtenu son brevet et vivait dans un logement social doté d’une salle de bains et de toilettes pensait légitimement vivre mieux que ses parents et ceux-ci partageaient ce sentiment…

Le mix de cette croissance économique régulée sur un mode social-démocrate-keynésien et d’une vision républicaine du développement de la nation a donc porté des évolutions synonymes de progrès pour une majorité de la population, même si ses conséquences n’ont pas été les mêmes pour tous les territoires, bien évidemment.

De fait, la croissance a masqué une transformation qui a pu être qualifiée de « déménagement du territoire », s’accompagnant de la constitution de réseaux toujours plus centralisés, de concentration des emplois du tertiaire supérieur sur quelques métropoles.

Pour autant, dans un contexte de rattrapage économique à l’égard du pays le plus en « avance », - pour reprendre les termes de la vision linéaire du développement qui prévalait à l’époque des trente glorieuses -, on a pu, en parallèle à la politique économique et sociale conduite à l’échelle de la nation, mener une politique d’aménagement du territoire qui consistait essentiellement à redistribuer les usines en trop, là où existaient une main-d’œuvre d’origine rurale disponible : vallée de la Seine, Citroën à Rennes, etc… Parallèlement, la planification pouvait se révéler efficace aussi longtemps qu’il s’agissait de rattraper, de reproduire ce que d’autres avaient inventé avant nous et de mobiliser les moyens propres à atteindre cet objectif.

Aussi, quand le rattrapage a été terminé et que la crise – celle des années 1970 – est intervenue, que le niveau de la croissance s’est ralenti, que la politique industrielle a montré ses limites, que le chômage a commencé à enfler, au point de prendre la forme d’un chômage de masse inconnu depuis les années trente et qui perdure depuis lors, la décentralisation est venue comme une manière à la fois de responsabiliser les territoires mais aussi, pour l’Etat, comme une manière de reconnaître son incapacité à continuer de répartir sur le territoire les emplois qu’engendrait la veille une croissance soutenue. L’échec de la gauche post-1981, élue sur un programme centralisateur et étatiste de retour au bon vieux temps (relance de la production de charbon et d’acier, nationalisations permettant de replanifier l’économie, politique industrielle de filière sous-estimant la complexité des processus d’innovation…) a obligé les décideurs locaux à monter au créneau pour répondre à la demande de leurs administrés.

Cette décentralisation, dans un contexte de montée du chômage, a eu pas mal d’effets pervers sur le plan des politiques de développement. Il a en effet fallu tout apprendre.

Elle a d’abord favorisé une montée de la concurrence entre collectivités pour attirer les entreprises, faisant le bonheur des chasseurs de prime. Elle a aussi fait le bonheur des consultants en développement local, qui ont su vendre aux élus de multiples projets. Certains investissements ont pu être utiles, d’autres moins. La concurrence des territoires a nourri l’illusion d’une possible reproduction de « modèles » toujours nés dans des contextes spécifiques : que de Silicon valley en herbe du Haut-Poitou ont été vendues par des spécialistes de développement local à des élus naïfs ou complices, qui n’avaient en tout et pour tout sur place qu’un vendeur de PC et un réparateur de photocopieurs… Que de clusters imaginés là où coexistaient quelques PME partageant la même spécialisation…

Progressivement néanmoins, les bases d’un développement plus endogène, valorisant les points forts des territoires, ont été posées, avec la montée des investissements dans la formation, l’accompagnement des entreprises existantes comme des créateurs, l’amélioration des infrastructures, le plus souvent en lien étroit avec l’Etat comme l’illustre le développement des systèmes productifs locaux, puis désormais des pôles de compétitivité, sachant qu’au final, les territoires les mieux à même de porter une croissance endogène sont aussi ceux qui, au final, se révèlent les plus attractifs…

La décentralisation s’est cependant faite à moitié : en témoigne le cumul des mandats largement pratiqué par des élus locaux qui justifient sa nécessité par la nécessité d’exister à Paris pour défendre l’intérêt de leur ville, département ou région. Surtout, l’architecture institutionnelle de la régionalisation a une petite dimension canada dry. Elle a aboutit à donner quelques hochets budgétaires aux élus sans leur conférer de réel pouvoir en matière fiscale comme en matière de développement économique et social. On a confié les lycées aux régions, les collèges au département, mais pas la gestion des enseignants. Les TER, mais pas la gouvernance du réseau ferré. Le budget des régions est demeuré ridicule (autour de 30 G€), celui des départements plus significatif mais cantonné à un rôle de guichet social appliquant des politiques décidées ailleurs (et c’est parfois heureux pour les plus pauvres) (75 G€), seules les communes bénéficient de budgets significatifs compte tenu de la diversité de leurs responsabilités (120 G€).

Au fond, le ralentissement de la croissance n’a fait que révéler ce qui était déjà à l’œuvre dans le moment précédent : quelques grandes agglomérations participent de la métropolisation du monde. Elles concentrent désormais près de 60 % de la population du pays et un pourcentage bien plus grand encore des emplois les plus qualifiés et les mieux rémunérés. L’enjeu devient de maintenir leur position compétitive dans la concurrence mondiale. Parallèlement, toute une partie de la France devient une sorte de réserve semi-active, comme l’illustre la multiplication des Parcs naturels régionaux (où peuvent cependant se déployer des initiatives de développement économique valorisant les ressources locales à travers des politiques de marque territoriale ou d’AOP). Parallèlement, les villes moyennes déclinent, victimes du ralentissement du mouvement d’exode rural. Ces villes souffrent de l’appauvrissement de leur hinterland, hors zone touristique ou espace de résidence attractif pour les retraités. Quant s’ajoute à cela une politique de zoning commercial et d’urbanisme qui vide les centres villes de leurs commerces et de leurs habitants, et la fermeture de sites industriels tayloriens dépassés par l’évolution des technologies ou mis en concurrence par la mondialisation, on finit par obtenir des villes fantômes. Une récente visite à Domfront (Manche) m’a permis d’observer un summum du sinistre en la matière : alors que la quasi-totalité des commerces de l’ancienne rue principale sont fermés, la municipalité a choisi de coller sur les anciennes vitrines des photos représentant l’intérieur de commerces en activité. Des boutiques Potemkine en quelque sorte ! Il fallait l’inventer.

Le présent

Commençons par constater que le retrait partiel de l’Etat aménageur n’a pas empêché la France républicaine et l’Etat social de continuer à tracer son sillon. Nous l’avons dit, la principale source d’aménagement du territoire n’a pas été liée aux politiques dédiées à celui-ci sous leurs différentes formes. Je ne minimise par leur importance, ni leur caractère structurants (ex : contrats Etat-régions), mais j’estime qu’elles ont joué un rôle finalement secondaire face à la montée en puissance de la protection sociale et le maintien d’un réseau dense de services publics. C’est particulièrement vrai pour les trente dernières années : la part de la protection sociale dans le Pib était de 17 % en 1973, elle a atteint 28 % en 1981 – sous Giscard – et 32 % aujourd’hui. En fait, si le politique économique n’a pas été à même d’empêcher le chômage de masse, la dynamique du système de protection sociale s’est poursuivie avec la montée des dépenses de retraites, liée à l’arrivée progressive à l’âge de liquidation de leurs droits, de générations ayant cotisé suffisamment pour toucher des pensions décentes.

Parallèlement, les dépenses de soins ont continué à progresser, avec une montée de la demande de soins – la crainte de la négligence se substituant progressivement à la peur de la fatalité. A cette demande a répondu une offre toujours plus développée sur l’ensemble du territoire national. Les protections issues du salariat des trente glorieuses ont ainsi continué à monter en puissance. Si l’on ajoute à cela une administration dense offrant des services publics en tout point du territoire, la poursuite de l’allongement de la durée des études avec l’élévation du nombre de jeunes atteignant le niveau bac, vous avez les clés de ce que Laurent Davezies [2] nous explique : les territoires –tous les territoires à divers degrés – vivent de mécanismes de redistribution qui tirent l’économie résidentielle, entendu au sens de l’ensemble des activités qui répondent aux besoins des habitants d’un territoire : éducation, santé, logement, commerce, loisirs, culture, transports urbains, etc… Or, dans une économie de services à haute productivité, les emplois publics et privés liés à l’économie résidentielle représentent en moyenne près des trois quarts des emplois, voire plus. On se pose souvent la question, en arrivant dans une ville : « de quoi vivent tous ces gens ? » ; la réponse est : « ils se rendent des services entre eux ».

On peut discuter de l’origine des richesses ainsi redistribuée entre territoires. Il y a sans doute de la poule dans l’œuf et de l’œuf dans la poule : de fait, une partie du PIB de la riche Ile-de-France résulte de sa capacité à concentrer la richesse produite dans le reste du pays, qui lui permet d’entretenir une puissante administration centrale, de concentrer des sièges sociaux qui se nourrissent de l’activité déployée sur les territoires par les entreprises qu’ils dirigent et coordonnent produisent et vendent... En caricaturant, la valeur ajoutée de l’Ile de France, ce sont aussi les consultants de McKinsey qui vendent à Bercy des études sur les gains à tirer d’une Modernisation de l’action publique sur les territoires… Mais il est vrai que la France compte aussi quelques puissantes firmes transnationales dont les sièges sont généralement en Ile-de-France, que Paris est attractif pour les quartiers généraux européens des firmes extra-européennes, pour quelques pans de la finance mondiale. Tout cela entretient – cause et conséquence - un secteur de services aux entreprises haut de gamme et tout un ensemble de services résidentiels de qualité qui concourt à l’attractivité de la métropole parisienne.

On peut donc discuter l’ampleur des transferts entre régions riches et régions pauvres, reste qu’une chose est sûre : le pouvoir multiplicateur des flux de revenus engendrés par les retraites, les revenus sociaux, la paye des agents publics est considérable et contribue fortement à soutenir l’économie et l’emploi sur de nombreux territoires.

L’économie de nos territoires apparait ainsi d’abord comme une somme d’activités par lesquelles, nous l’avons dit, les gens se rendent des services les uns les autres avec certes, quelques flux essentiels de biens et services en provenance de l’extérieur ainsi qu’en direction de l’extérieur. D’où ce paradoxe, alors que l’industrie, l’agriculture et les services marchands à haute valeur ajoutée, jouent un rôle majeur dans les grands équilibres économiques nationaux, et notamment l’équilibre de nos échanges, leur importance, au plan local, sauf plan social médiatique, est masquée par leur faible poids relatif dans l’emploi. Dans la plupart de nos petites préfectures, le premier employeur, c’est l’hôpital, le second, le Conseil général, et le troisième le Centre Leclerc… Toute la difficulté est d’articuler cette dynamique de l’économie résidentielle, qui permet d’attirer et retenir la population, avec celle des filières et des réseaux qui retiennent et attirent les entreprises. De fait, à l’heure de l’économie de la connaissance, l’emploi va où sont les gens autant que l’inverse - parce que l’innovation est plus diffuse et la communication plus facile. Dans ces conditions, le développement des services offerts par l’économie résidentielle est non seulement un gisement d’emplois mais aussi le support d’une qualité de vie attractive pour des emplois dans des activités « exportatrices ». Toute la difficulté est de créer des cercles vertueux permettant de concilier économie ouverte, économie au service des habitants et initiatives locales comme l’explique Pierre Calame [3].

Une remarque au passage sur un sujet qui m’est cher : cette popularité du territoire s’est accompagnée, dans la période récente, dans les discours des responsables publics, d’une attention croissante portée à l’économie sociale et solidaire (ESS), à laquelle sont prêtées de multiples vertus. Cette attention portée à L’ESS, tient pour partie aux services qu’elle rend, mais ce n’est pas nouveau. Elle tient donc surtout à la promesse qu’elle porte. L’ESS, telle qu’elle est présentée à travers les discours des élus et décideurs sur les territoires, c’est la promesse d’une économie qui répondrait aux besoins soutenables, qui donnerait la priorité aux personnes et à l’emploi plutôt qu’au profit, qui privilégierait le local. Une promesse assurément douce à entendre. Parler de l’ESS, alors que les problèmes auxquels nous sommes confrontés semblent bien difficiles à résoudre – qu’il s’agisse de la crise de la dette et de la crise de l’euro qui l’accompagne, qu’il s’agisse de l’atonie de la croissance ou encore des défis écologiques globaux, – parler d’ESS donc, c’est vendre l’idée qu’on pourrait à nouveau mettre l’économie au service des besoins des populations. Une idée évidemment bien sympathique. La notion d’ESS, au niveau des territoires, est souvent associée aux structures d’insertion par l’activité économique, mais aussi, désormais, aux politiques de développement intégré – une journée leur a été consacrée début décembre par la CDC. C’est ainsi que les militants les plus innovateurs, au sein de l’ESS, notamment au sein du Labo de l’ESS, portent les notions de circuits courts, de pôles territoriaux de coopération économique, des idées neuves mais qui consistent aussi à remettre au goût du jour des pratiques anciennes.

Il ne faut cependant pas attendre de l’ESS plus qu’elle ne peut donner. 80 % des emplois de l‘ESS sont des emplois associatifs et 80 % des emplois associatifs sont offerts par des structures qui sont financées à des degrés divers par la puissance publique pour remplir des missions d’intérêt général ou à forte utilité sociale. Dans ces conditions, le potentiel de développement de l’ESS demeure étroitement lié aux transformations de l’Etat social : toute baisse de la solidarité ne peut que freiner son développement, même si, par un jeu de vases communicants, l’externalisation de certaines missions peut lui profiter.
Au final, la dynamique de l’économie résidentielle, compte tenu de la contribution à sa dynamique des politiques sociales, est clairement menacée aujourd’hui par la rigueur, par la nécessité dans laquelle nous sommes de maîtriser la dette publique, même s’il ne faut pas dramatiser le phénomène : à force d’annoncer les catastrophes, on finit par les faire advenir. L’enjeu n’est pas de réduire drastiquement la protection sociale, mais de serrer les boulons, à la marge, de manière à la rendre plus redistributive sans renoncer à son caractère universel, condition de son acceptation par tous.

Quelques remarques

Enfonçons pour conclure quelques portes ouvertes : la pertinence du territoire comme espace pertinent pour mener des politiques de développement sera d’autant plus forte qu’une vraie décentralisation aura été achevée. Cela passe par la fin du cumul des mandats, la diminution du nombre d’échelons locaux, la légitimation démocratique des responsables en charge des échelons pertinents et une réforme de la fiscalité locales alliant justice sociale, responsabilité et solidarité. Plus facile à dire qu’à faire compte tenu du poids des élus locaux dans les partis de gouvernement.

L’avenir des territoires, même s’ils s’affirment demain davantage, demeurera en tout état de cause étroitement lié aux politiques de redistribution mises en œuvre au niveau national comme on vient de le voir. L’objectif affiché d’égalité des territoires, dans ce contexte, demeure assez mystérieux à mes yeux : autant la notion d’égalité fait sens quand elle s’applique à des citoyens qui naissent libres et égaux en droit et en dignité, en revanche, que peut-elle signifier pour des territoires héritiers d’une histoire et d’une géographie qui les a fait si différents ? Au fond, sans remonter aux origines des politiques d’aménagement du territoire, un retour sur les lois Pasqua de 1994 ou Voynet de 1999, nous apprend qu’elles font toujours coexister une volonté de construire la compétitivité globale du pays, ce qui passe par une spécialisation assumée des territoires, un renforcement des points forts, l’acceptation de la métropolisation, et la promesse d’un développement équilibré associé au fantasme évidemment mensonger que chaque km² du pays pourrait avoir droit aux mêmes services…

En fait, la première politique d’égalité des territoires à conduire aujourd’hui, consiste, pour l’Etat, à assurer une réelle égalité des droits des personnes sur les différents territoires. Cela veut dire veiller à ce qu’un service public de la petite enfance de qualité soit accessible à tous les ménages, de se donner les moyens de réduire l’échec scolaire là où il est le plus élevé, d’assurer un accompagnement de qualité à tous les chômeurs en tout point du pays, etc. mais cela n’impose pas nécessairement de desservir chaque sous-préfecture par un TGV tout en multipliant les centres universitaires, ni encore de défendre des hôpitaux de campagne où l’on est soigné au pays, certes, mais parfois mal. Cette question de l’égalité des droits des personnes est fondamentale. A ce point de vue, le territoire le moins favorisé du pays est situé juste de l’autre coté du boulevard périphérique, c’est la Seine-Saint-Denis, à en juger par certains indicateurs, comme le taux d’accueil des enfants de moins de trois ans en maternelle, un taux aujourd’hui plus élevé en Creuse, ce qui permet surtout à l’inspecteur d’académie de Guéret d’éviter d’avoir à fermer des classes… La France doit donc d’abord assurer l’égalité des droits à ses citoyens là où ils vivent. C’est d’ailleurs ce qu’elle continue plus ou moins à faire, mais de plus en plus mal, à en juger par l’état des inégalités devant l’éducation, l’accès aux soins, le logement, les services de la petite enfance, etc.

Sur ces bases, l’espace national demeure l’espace majeur de la solidarité acceptée : les dépenses publiques locales pèsent moins de 10 % du PIB, et une partie significative d’entre elles sont financées par des prélèvements nationaux alors que les dépenses de l’Etat et la protection sociale pèsent plus de 45 % de ce même PIB.

Enfin, si le seul objectif réaliste, au vu de la crise écologique qui nous menace, est d’aller vers une économie réellement soutenable, qui produise et consomme moins de biens et soit plus riche en liens, qui privilégie le care plutôt que la consommation ostentatoire, il y aura toujours plus de place pour le résidentiel. Il faut cependant être bien conscient que l’économie résidentielle telle qu’elle fonctionne aujourd’hui demeure plus que jamais grosse consommatrice de biens matériels, de produits industriels, d’énergie, une évolution que masque le bas prix persistant des énergies fossiles et la baisse du prix relatif des produits industriels. Les politiques territoriales doivent accompagner la transition écologique en développant la résilience des territoires. Ce qui passe par le développement des pratiques d’économie de fonctionnalité, d’économie circulaire, une déclinaison locale des politiques de réduction des consommations énergétiques. Cela dit, on peut développer les Amap, mais il faudra aussi des bonbonnes d’oxygène et des médicaments pour faire tourner l’hôpital et on ne va pas les payer en monnaie complémentaire… Les politiques territoriales ne peuvent se contenter de développer ces fameux emplois « non délocalisables » - qui ne le sont pas toujours et dépendent largement des financements publics - il faut donc aussi aider les emplois délocalisables !


[1La Fin des territoires, Fayard, 1995

[2Cf. La république et ses territoires, Le Seuil-La République des idées, 2008.

[3Voir Essai sur l’oeconomie, Editions Charles Leopold Mayer, 2009

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